Le Monde d'Antigone

Ni rouge, ni noir, ni vert. L'autonomie rejette partis,
syndicats et toute forme de gestion et de pouvoir.
Rassembler des foules sous un même drapeau
trouve toujours son origine dans une imposture.
Seule une révolution mettra fin à un système
dont l'obsession de l'argent entraine l'humanité
vers la catastrophe.

Rubriques

>> Toutes les rubriques <<
· 37 - Lointains échos dictatures africain (392)
· 00 - Archivage des brèves (766)
· .[Ec1] Le capitalisme en soins intensifs (548)
· 40 - Planète / Sciences (378)
· 10 - M-O. Monde arabe (381)
· . Histoires et théories du passé (216)
· 20 - Japon, Fukushima (236)
· .[Ec2] Métaux, énergies, commerce (251)
· 24 - USA (297)
· 19 - Chine [+ Hong Kong, Taïwan] (314)

Statistiques

Date de création : 10.03.2011
Dernière mise à jour : 06.09.2025
8556 articles


Rechercher

Être métis au Japon: Histoire et réflexion

Publié le 27/01/2019 à 01:11 par monde-antigone

 
Être métis au Japon: Histoire et réflexion
par Shimoji Lawrence Yoshitaka [*]
Nippon.com - 13 & 19 dec 2018
https://www.nippon.com/fr/currents/d00443/
https://www.nippon.com/fr/currents/d00444/


Les Japonais métis, appelés hâfu (de l'anglais "half"), suscitent un regain d’attention depuis la récente victoire de la joueuse de tennis Osaka Naomi à l'US Open [Elle vient de devenir n°1 mondiale. Sa représentation "colorée" en manga suscite la polémique au Japon; ndc] et l'élection de Tamaki Denny au poste de gouverneur de la préfecture d'Okinawa. L'auteur de cet article, Shimoji Lawrence Yoshitaka, connaît bien le sujet: sa mère est une japonaise métisse, qui au cours de sa vie s'est vue catégorisée comme konketsu (littéralement "de sang-mêlé"), hâfu ("métisse") ou encore amérasienne. Il revient sur les nombreuses dénominations attribuées au métis au Japon depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, et propose une réflexion sur l'identité japonaise dans un pays où de plus en plus d'habitants possèdent des origines diverses.


La polémique sur le terme hâfu
Depuis la victoire d’Osaka Naomi à l’US Open en septembre 2018, le débat sur les hâfu bat son plein dans les médias et les réseaux sociaux du Japon. « Qu’appelle-t-on vraiment un hâfu ? », « Que signifie être Japonais ? » sont les les sujets qui reviennent le plus souvent.

Mais avant d’aller plus loin, il faut noter que hâfu est un mot ambigu. C’est une désignation qui a été créée par les médias après la Seconde Guerre mondiale et qui a ensuite été repris par les métis eux-mêmes afin d’affirmer leur identité. Le mot peut revêtir, selon les cas, une connotation positive ou négative, voire discriminatoire.

Tamaki Denny, homme politique japonais métis, a pris ses fonctions de gouverneur de la préfecture d’Okinawa en octobre dernier, après le décès de son prédécesseur Onaga Takeshi. Dans son blog publié en 2016, il se penche sur la question de l’appellation hâfu, déclarant: « Le problème fondamental de l’emploi de ce terme, c’est qu’il insinue une certaine volonté de catégoriser de manière discriminante ou méprisante ».


Hâfu: une définition ambiguë - Dans quel sens le mot hâfu est-il généralement utilisé ? Le journal Asahi apporte une première réponse: « Les enfants dont un des parents est d’origine étrangère, communément appelés hâfu, représentent une naissance sur 50, soit 20.000 par an. » (5 novembre 2016)
La sociologue Mary Angeline Da-anoy poursuit dans ce sens: « Ce terme désigne un concept social figuratif faisant référence aux enfants au Japon généralement nés d’un mariage international. »

Le mot hâfu fait donc souvent allusion au mariage international. Selon une enquête réalisée par le ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales, le nombre total de mariages « dont l’un des époux est de nationalité étrangère » est considérable. Il y en a eu à peu près 30.000 en moyenne par an au cours de la dernière décennie, ce qui représente une proportion d’un couple sur 30. Afin de communiquer sur le nombre de hâfu au Japon, les médias japonais se servent des statistiques du même ministère sur le nombre annuel de naissances d’enfants dont un des parents est de nationalité étrangère.

Mais en réalité, il n’existe actuellement aucune donnée statistique permettant de connaître le nombre exact de hâfu dans la société japonaise. Par exemple, certaines personnes que j’ai interviewées pour mes recherches, ainsi que d’autres qui en parlent ouvertement dans les médias, sont nées à l’étranger d’un père immigré d’origine japonaise (de nationalité japonaise ou non) et d’une mère étrangère. Ces personnes se sont ensuite installées au Japon et ce n’est que dès lors qu’elles ont commencé à se présenter comme hâfu, ou que leur entourage les a appelés ainsi. Il en va de même pour la diaspora japonaise, les nikkeijin, dont une importante partie est revenue au Japon dans les années 1990 suite à la révision de la loi sur le contrôle de l’immigration.

Comme seuls les enfants nés au Japon sont pris en compte dans les statistiques du ministère, le nombre de hâfu nés à l’étranger et qui ont immigré au Japon n’est pas inclus… Il y a beaucoup d’enfants qui vivent au Japon et qui se considèrent hâfu, mais ils sont nés sans que leurs parents ne soient mariés comme c’est le cas de ma mère, née d’une femme d’Okinawa et d’un soldat américain affecté à l’île. En résumé, ce terme englobe de nombreuses réalités: on ne peut pas clairement définir un hâfu en se fondant seulement sur des notions telles que la nationalité ou le mariage international.

Par ailleurs, tous les hâfu n’auront pas les mêmes expériences au cours de leur vie. En plus du facteur nationalité, de nombreux autres entrent en jeu dans l’identité personnelle et le vécu de chaque hâfu: lieux de naissance et de vie, pays d’origine d’un des deux parents, apparence extérieure, éducation scolaire (école publique, privée ou encore école internationale), culture et genre. Ou encore l’écriture de son propre nom, est-il écrit en kanji, ou hiragana ou en katakana ?

À cause de cette ambiguïté, les gens se demandent souvent si les hâfu sont japonais ou étrangers. Comme le terme est désormais largement répandu dans la société japonaise, les métis peuvent être enclins à répondre qu’ils sont hâfu quand on leur demande leurs origines, car cela permet d’expliquer facilement et en un mot leur identité complexe.


De nombreuses expressions similaires
Aujourd’hui hâfu est le terme le plus communément utilisé, mais il existe de nombreuses expressions similaires pour désigner des personnes ayant des origines autres que japonaises. Après la Seconde Guerre mondiale, les enfants nés de soldats américains et de femmes japonaises étaient qualifiés de konketsuji (littéralement "enfants de sang-mêlé"). Par la suite, de nouveaux termes ont vu le jour, créés par des groupes de soutien, les médias et les métis eux-mêmes:

- Kokusaiji ("enfant international"): couramment utilisé par les groupes de soutien, les mouvements sociaux et également en recherche universitaire. Le terme a été conçu pour remplacer celui de konketsuji, considéré comme discriminatoire. Il a été en particulier employé au cours des mouvements de soutien aux enfants sans nationalité d’Okinawa et aux enfants philippo-nippons.

- Daburu (de l’anglais "double"): souvent utilisé pour souligner une identité composée de deux langues et cultures, en opposition à hâfu, considéré comme réducteur car il laisse entendre que la personne est une "moitié". Le terme plus positif de daburu est utilisé pour mettre en avant l’héritage des deux parents. Les médias l’ont repris dans les années 1990, dans un contexte de mouvements sociaux et de films promouvant l’identité des métis. Certains métis se sont appropriés le terme, alors que d’autres le critiquent car ils estiment qu’il n’est pas représentatif de ce qu’ils sont.

- Kuôtâ (de l’anglais "quarter"): utilisé pour les enfants de hâfu, ou plus récemment pour indiquer qu’une personne possède plus de deux origines. Le sens du terme continue à évoluer et peut signifier différentes choses en fonction de celui qui l’utilise.

- Mikkusu (de l’anglais "mix"): terme inspiré de "mixed race", souvent utilisé dans les pays anglophones pour mettre l’accent sur la diversité des origines. Cependant, c’est un terme qui peut être considéré comme inapproprié selon le contexte.

- Jafrican et Blasian: mots-valises fréquemment employés ces dernières années, composés de l’anglais "Japanese" et "African", et "Black" et "Asian".

- Amerasian: mélange de "American" et "Asian". Utilisé en particulier par les mouvements sociaux et les groupes de soutien pour les écoles gratuites dans les années 1990 à Okinawa. À l’origine, il s’agissait d’un mot créé après-guerre pour désigner les enfants nés de soldats américains et de femmes asiatiques.

- Hapa: terme hawaïen pour « métis », parfois employé au Japon, notamment sur les réseaux sociaux.

Le champ sémantique couvert par ces mots, ainsi que leurs significations sociales, leurs importances politiques et historiques, et l’intention derrière leur emploi sont très variés. Ces termes divers et variés étaient mis en avant par les mouvements sociaux dans un but précis, à savoir la revendication de droits pour les métis, et leur portée était significative. Mais cette diversité de mots similaires est à l’origine de la difficulté de saisir l’identité et l’existence des métis dans la société japonaise.


Évolution et contexte social d’après-guerre
L’apparition et le développement de ces nombreuses manières d’appeler les métis sont étroitement liés à l’histoire d’après-guerre du Japon. Voici une présentation de cette évolution en tranches de 20 ans:

1945 – années 1960: après la capitulation du Japon et son occupation par le commandement suprême des forces alliées, émerge la question des konketsuji, qui devient rapidement un problème de société largement repris par les médias. Jusque-là, ce terme était principalement utilisé pour des métis coréens, taïwanais ou aïnous. Cependant, après la guerre, c’étaient les enfants nés de soldats américains et des femmes japonaises qui étaient appelés ainsi. Article sur les konketsuji du New York Times (30 avril 1967) présentant Hirano Imao, un poète et spécialiste de la littérature française qui menait des activités pour l’adoption des konketsuji.

À ce terme était inévitablement associé le contexte historique de l’époque: capitulation, reconstruction d’un pays détruit et marasme économique. Cependant, vers le milieu des années 50, les médias se désintéressent du sujet au fur et à mesure que le Japon initie sa période de forte expansion économique. De plus, la culture occidentale (série télévisée, film, mode, musique, etc.) arrive en masse au Japon dans les années 1950 et 1960. Les coupes de cheveux et les styles vestimentaires d’Audrey Hepburn [Givenchy est resté une référence; ndc] et de Twiggy sont à la mode; cette importation de la culture occidentale influence l’image qu’ont les Japonais des pays occidentaux. Considérés comme des ennemis jusqu’à la fin de la guerre, ces pays commencent désormais à être idéalisés et s’associent à une image de « prospérité ».

Années 1970 et 1980: le Japon est en plein miracle économique et continue à recevoir une forte influence des cultures européenne et américaine. Le terme hâfu est de plus en plus utilisé, surtout par les médias qui s’intéressent à de nombreuses personnalités, des chanteurs, acteurs ou sportifs métis. Cet engouement médiatique a pour conséquence de propager une image biaisée des hâfu, qui sont glorifiés pour leur apparence extérieure. De nombreux magazines de mode sont fondés au cours de ces années, affichant dans beaucoup de leurs pages des femmes hâfu. Ajoutons qu’à cette époque, le genre de la critique sociale  Nihonjin-ron (études et théories sur les Japonais) gagne une forte popularité. Les Japonais y sont représentés comme un peuple mono-ethnique, omettant très souvent l’existence des hâfu.

Les mariages internationaux marquent un tournant: jusqu’en 1975, plus de la moitié des partenaires étrangers étaient des hommes, mais à partir de cette année-là, la tendance s’inverse et ce sont les femmes étrangères qui sont majoritaires. Les femmes asiatiques sont particulièrement plus nombreuses à partir des années 1980. Dans un contexte de mondialisation, le Japon connaît une augmentation du nombre de couples formés de Japonais et de partenaires aux origines diverses.

Années 1990 et début des années 2000: promotion des termes kokusaiji et daburu par certains mouvements sociaux, pour remplacer konketsuji et hâfu. Cette période connaît une multiplication des activités communautaires et de protection des droits des enfants philippo-nippons, amerasian et daburu.
En outre, le Japon commence à renforcer sa présence sur la scène internationale, en proposant des programmes d’échange d’étudiants, des visas vacances-travail, des activités d’aide au développement à certains pays et l’implantation d’entreprises japonaises à l’étranger. Ceci a pour conséquence une augmentation accrue du nombre de mariages internationaux, et donc d’enfants métis.

Face à la crise économique causée par l’éclatement de la bulle spéculative et l’aggravation de la pénurie de main-d’œuvre, la loi sur le contrôle de l’immigration est révisée en 1990, permettant l’immigration vers le Japon de nombreux habitants d’Amérique du Sud. En conséquence, les activités d’aide aux étrangers et aux enfants ayant des parents étrangers se sont progressivement étendues au niveau local.


Les problèmes de discrimination mis en évidence sur les réseaux sociaux
Depuis la seconde moitié des années 2000, l’État japonais entreprend des initiatives pour promouvoir la symbiose des cultures. Mais dans la plupart des cas, ces activités veulent faire coexister d’un côté les étrangers et de l’autre les Japonais. Les hâfu ne sont pas pris en compte par ces initiatives, alors qu’ils subissent des expériences douloureuses au quotidien. Ils n’ont d’autre que choix que de faire face eux-mêmes à ces actes discriminatoires à l’école, à l’embauche ou au mariage.

Parallèlement, à mesure que leur communauté s’agrandit, de plus en plus de hâfu s’expriment ouvertement sur leur vécu et leur identité, permettant une prise de conscience sociale du problème. En particulier, le développement des technologies de l’information leur permet de renforcer leurs activités, surtout via les réseaux sociaux. Ces problèmes de discrimination raciale, invisibles depuis la fin de la guerre, sont ainsi graduellement mis en évidence.

Jusqu’à récemment, l’image d’un hâfu pour la population japonaise revenait souvent à celle d’une personnalité du petit écran ou d’un sportif. Mais aujourd’hui, grâce aux nombreux témoignages de première main, cette représentation stéréotypée et les mots et expressions utilisés pour les désigner évoluent peu à peu.

Le plan du gouvernement japonais d’accélération de l’accueil d’étrangers fait actuellement couler beaucoup d’encre. Mais ce que le débat néglige de prendre en compte, c’est qu’en dehors de la communauté grandissante des hâfu, le Japon lui-même se diversifie, à l’image des zainichi (descendants de Coréens) et des ressortissants étrangers qui ont été naturalisés.

Malgré cette revue des différents termes utilisés pour désigner les métis au Japon et de leur contexte historique, de nombreuses questions demeurent: « Comment faut-il les appeler ? », « Qu’est-ce que véritablement un hâfu ? », « Comment vivent-ils leur identité au quotidien ? »

Même s’il est difficile d’apporter des réponses, une chose est claire: il n’est ni acceptable ni nécessaire qu’une tierce personne décide arbitrairement de l’identité d’un groupe. Quand un métis utilise un des nombreux mots qui existent au Japon pour parler de lui-même, il y a une raison particulière, une volonté de mettre en avant la connexion entre deux identités, d’exprimer facilement ses origines à autrui ou de communiquer la complexité de son identité.

Afin de réellement saisir la réalité de la vie au quotidien des métis au Japon, il suffit alors d’accepter cette complexité telle quelle. Nul besoin de la simplifier ou de la catégoriser. Il est important d’adopter cette perspective lorsque l’on observe une société telle que celle du Japon, dans laquelle il existe déjà une grande diversité.


Des épreuves au quotidien: Mère née d’un soldat américain et d’une femme d’Okinawa
Ma mère, une métisse qui a été catégorisée tout au long de sa vie par des termes comme konketsuji (littéralement "enfant de sang-mêlé") ou amerasian, joue un rôle très important dans mon choix d’étudier les hâfu.

En 1950, soit cinq ans après la bataille meurtrière d’Okinawa, ma mère, Kinjô Midori (son nom de jeune fille) naît de ma grand-mère japonaise et du soldat américain Clarence Lawrence, stationné à la base aérienne de Naha.

Mes grands-parents se sont rencontrés dans la base. Midori y travaillait comme femme de ménage et Clarence cuisinait à la cantine. Mais mon grand-père a été démobilisé, et ce, immédiatement après les premiers signes de grossesse: il a dû rentrer aux États-Unis sans avoir pu voir le visage de son enfant.

Midori et Clarence ont communiqué par courrier pendant un certain moment. Mais avec le temps, ils se sont remariés chacun de leur côté et ont cessé de s’envoyer des lettres. Ma mère a par la suite tenté de contacter son père, mais il n’habitait plus à la même adresse. Lorsqu’elle est parvenue à le retrouver bien plus tard avec l’aide de l’US Air Force, il avait déjà plus de 50 ans. Ils ont dès lors recommencé à communiquer par voie postale.

Mon grand-père souhaitait vivement que ma mère le rejoigne aux États-Unis, et il était prêt à couvrir tous les frais afin qu’elle puisse déménager. Cependant, ma mère a par la suite reçu une lettre écrite secrètement par la nouvelle conjointe de mon grand-père. Elle lui révélait qu’il s’apprêtait à quitter son travail pour lui envoyer l’indemnité de départ qu’il toucherait, et même à commencer les jeux d’argent pour payer le déménagement de ma mère. Si son mari quittait son travail, leur vie deviendrait compliquée : elle demandait à ma mère d’abandonner l’idée d’aller aux États-Unis.

Après avoir lu cette lettre, le désir de ma mère de rejoindre mon grand-père s’est petit à petit estompé. Au final, mon grand-père est décédé sans qu’elle puisse le rencontrer. Quand j’ai demandé à ma mère ce qu’étaient ses pensées pour mon grand-père, elle s’est tue pendant un moment puis, les larmes aux yeux, elle a murmuré: « J’aurais tant voulu le rencontrer… »


Un traitement discriminatoire encore vivace aujourd’hui
À partir de la fin de la Seconde Guerre mondiale, les médias ont attiré l’attention du public sur les métis, qui ont fait l’objet de discriminations comme celles vécues par mère. « Il y avait d’autres enfants comme moi à l’école, mais chacun avait sa façon de vivre sa particularité. Personnellement, je n’ai jamais ressenti de honte. Personne ne m’a jamais dit de mal en face, probablement parce que j’étais d’origine américaine et que la base n’était pas loin », explique ma mère.

Elle a toutefois clairement souffert de préjugés et de discriminations au cours de sa jeunesse. Par exemple, en entrant un jour dans un magasin de luxe, un employé s’est empressé de fermer la vitrine à bijoux en la voyant arriver. Elle a parfois ressenti une sorte d’aversion provenant des autres, qui lui rappelait combien elle était différente. Et même si elle a plus de 60 ans aujourd’hui, nombreuses sont les personnes la rencontrant pour la première fois qui la complimentent sur son japonais et qui lui demandent depuis combien d’années elle vit au Japon.

Aujourd’hui, les métis, ou hâfu (de l’anglais « half »), sont souvent présentés par les médias comme des modèles de perfection. Mais en réalité, mes recherches me font penser que la situation n’a guère changé au cours des dernières décennies : les métis ont toujours souffert de regards discriminatoires et de propos insensibles.


Des discriminations au travail
(Les noms ont été modifiés dans les témoignages qui suivent.)

Osada Takashi (père américain, électricien âgé d’une cinquantaine d’années) — « On me demande souvent au travail si je suis un gaikokujin (étranger). Je me déplace chez les clients pour installer des climatiseurs ou faire des réparations électriques, et ces derniers sont souvent surpris lorsqu’ils ouvrent la porte et me voient pour la première fois. Ils me demandent: “Êtes-vous hâfu ?” ou “De quel pays venez-vous ?” Quand je leur réponds que je suis métis, leur réaction est souvent de dire: “C’est pour cela que vous parlez bien japonais”. Parfois, je tombe sur des clients qui n’aiment pas les étrangers. Ils se plaignent et veulent savoir pourquoi c’est moi que l’entreprise a envoyé. Dans ces cas-là, ça ne sert à rien que je leur explique que je suis Japonais. Ils ne m’accepteront pas ».

Nelson Luis Tôru (père ghanéen, employé d’une chaîne de restaurant de sushis et âgé d’une vingtaine d’années) — « Quand des responsables du siège de la chaîne visitent le restaurant, ils me demandent toujours si je parle anglais. Il y a au moins un client par jour qui me demande: “D’où viens-tu ?” ou “Depuis combien de temps habites-tu au Japon ?”. Certains me disent que je parle très bien japonais. Très peu de gens me demandent si je suis hâfu. Tout le monde pense que je suis un étranger parce que je n’ai pas un visage aux traits japonais. »

La discrimination à l’embauche est un autre problème grave.Miller Ethan Seki (père américain, âgé d’une vingtaine d’années.) — « Quand je me suis rendu à un entretien d’embauche, les recruteurs ont eu ce regard qui disait: “je ne m’attendais pas à ça". J’avais postulé avec mon nom japonais, Seki… L’atmosphère était plutôt mauvaise. À la fin, l’un d’entre eux a sèchement conclu: “C’est tout pour cette fois-ci. Nous avons encore beaucoup d’autres candidats à rencontrer”. En quittant la salle, je me suis accroupi près de la porte pour refaire mes lacets. Les recruteurs, pensant que j’étais déjà parti, se sont échangés quelques mots: “C’était un étranger, n’est-ce pas ?”, “On ne va quand même pas l’employer". J’ai ouvert doucement la porte et je suis parti sans faire de bruit… »

Tanaka Thomas (mère ghanéenne et âgé d’une trentaine d’années) — « Lors d’un entretien d’embauche pour un poste d’agent de sécurité, le recruteur s’est étonné: “Euh, c’est bien vous Monsieur Tanaka ?” En voyant sa surprise, je lui ai expliqué: “Je suis hâfu. Je suis né et j’ai grandi au Japon, même si j’ai plus l’air d’un Noir que d’un Japonais. Est-ce que cela pose un problème ?” Il est ensuite allé consulter son supérieur quelques minutes, après quoi il m’a répondu qu’il ne pourrait pas m’embaucher. Au final, j’ai postulé à plusieurs annonces similaires mais je n’ai été pris nulle part. Un des recruteurs m’a expliqué: “Je suis désolé mais nous ne pouvons pas vous employer. Nos clients nous demanderont pourquoi notre entreprise embauche des étrangers…” Il pensait qu’un gardien noir ternirait l’image de l’entreprise. »

Des paroles et regards blessants au quotidien -Si les hâfu subissent malheureusement des discriminations à l’école et au travail, c’est aussi le cas dans la vie de tous les jours, que ce soit dans la rue, les transports en commun ou les magasins.

Tanaka Thomas — « Un jour quand j’avais 7 ans, un élève d’école primaire à vélo s’est arrêté devant moi et s’est exclamé: “Oh, un étranger.” Et puis une autre fois, en rentrant chez moi après un entraînement de football, une voiture a manqué de très peu de me renverser. “Quel conducteur dangereux”, me suis-je dis. Mais au même moment, la vitre de la voiture s’est baissée et le conducteur m’a lancé: “Hé étranger, rentre dans ton pays ! ” »

Suzuki Hanna (père américain, âgée d’une vingtaine d’années) — « Quand je prends un train seule, il m’arrive d’entendre des gens autour de moi se demander si je suis métisse ou étrangère. Il ne leur vient même pas à l’esprit que je puisse parler japonais. Même dans les onsen, je deviens un sujet de conversation pour les autres baigneuses, qui pensent sûrement que je ne les comprends pas. »

Harris Amelia Sachii (père américain, âgée d’une vingtaine d’années) — « Dans la rue, il arrive que des voitures ralentissent et que les passagers m’abordent en me disant en anglais: “Hello, hello”. À bord des trains, je sens que certains regards sont tournés vers moi. Ma sœur et moi détestons cela. Je n’aimais surtout pas sortir avec mon père parce qu’il y avait toujours des personnes pour nous observer. Mais mon père tenait à m’accompagner partout où j’allais; c’est pourquoi je ne voulais pas qu’il vienne quand j’étais plus jeune (rires). Je pense que je m’y suis plus ou moins habituée… »

Établir des règles contre le racisme au travail.Des métis sont victimes de harcèlement à caractère racial au travail, où chacune de leurs actions est observée et jugée pour savoir s’ils se comportent de manière "japonaise" ou "étrangère". Même s’il n’y a pas de mauvaise intention derrière ce genre de pratique, elle peut avoir un impact lourd sur le moral lorsqu’elle est répétée au quotidien. Certes, ces derniers temps, la réforme du travail et l’équilibre entre vie privée et professionnelle sont au centre des préoccupations du gouvernement japonais, et de plus en plus d’entreprises établissent des directives contre le harcèlement sexuel et les discriminations concernant l’orientation sexuelle et les identités de genres. Cependant, alors qu’il y a non seulement un nombre grandissant de travailleurs étrangers, mais aussi de plus en plus Japonais aux origines diverses, les mesures à leur encontre restent très insuffisantes. Il est urgent de mettre en place des règles dans les entreprises afin de lutter contre la discrimination raciale.

En ce qui concerne la recherche d’emploi, toutes les expériences ne sont pas forcément négatives: certains parviennent à se faire embaucher en mettant volontairement en avant leur identité internationale. Mais en réalité, la plupart des métis souffrent d’un accès inégal à l’emploi en raison de leur apparence physique. Pour les hâfu ayant un parent venant d’un pays d’Asie de l’Est, leur expérience est différente: considérés comme Japonais du fait de leur apparence "asiatique", ils sont contraints de taire leurs origines étrangères car ils redoutent d’être discriminés à l’embauche.

Dans la vie de tous les jours, l’apparence extérieure est un des facteurs qui rend la vie des hâfu compliquée. Il n’est pas rare qu’ils se voient catégorisés comme des étrangers ne parlant pas japonais ou qu’ils subissent des propos malveillants et des regards en coin…
Il reste encore beaucoup à découvrir sur l’histoire des métis au Japon après la guerre, leurs identités variées et leur situation sociale. Ce manque de compréhension engendre des opinions préconçues à leur sujet: sans changement, les hâfu continueront à être soit assimilés, soit exclus, et les stéréotypes ne disparaîtront pas de la société. De plus en plus de métis partagent ouvertement leur vécu. Il est important de leur tendre l’oreille afin de revoir les modes de communication dans un Japon de plus en plus multiculturel.

[*] Il est actuellement coordinateur au Centre pour l'égalité hommes-femmes de l'arrondissement de Minato (Tokyo). Auteur de "Konketsu to Nihonjin: hâfu, daburu, mikkusu no shakaishi" (Métis et Japonais – Histoire sociale des hâfu, daburu et mikkusu), Seidosha, 2018