Le Monde d'Antigone

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Comment le travail a changé depuis Mai-68

Publié le 02/06/2018 à 06:06 par monde-antigone

 
Les 7 grandes mutations du monde du travail depuis Mai-68
par Audrey Fisne
La Tribune - 23 mai 2018
https://www.latribune.fr/economie/france/entre-mai-1968-et-aujourd-hui-7-mutations-du-monde-du-travail-779164.html


À la faveur de l'informatisation et de l'assouplissement des organisations, les conditions de travail se sont améliorées en 50 ans. L'emploi, quant à lui, est de plus en plus précaire. Retour sur un demi-siècle de transformations. En 50 ans, le monde du travail et de l'emploi a beaucoup évolué. Zoom sur 7 points qui illustrent ces mutations.


1. Un temps de travail fortement réduit
« Ne perds pas ta vie à la gagner », disait le slogan. Le moins que l'on puisse dire c'est, qu'en 50 ans, le temps passé au travail a relativement diminué. Alors qu'en 1968, un salarié travaillait en moyenne 1.849 heures en un an, un demi-siècle plus tard, la durée annuelle du travail des salariés est de 1.389 heures.

Pour l'expliquer, il faut noter la salarisation importante des Français, qui intervient dès les années 1960. La tendance était déjà à l'oeuvre lors de la décennie précédente et ce, notamment du fait de l'exode rural. À cela s'ajoute une baisse de la durée collective du travail. Depuis 1956, les Français bénéficient de 3 semaines de congés payés. Les accords de Grenelle, jamais signés mais tout de même appliqués par le gouvernement de Georges Pompidou, actent la 4e semaine de congés. En 1982, avec l'arrivée au pouvoir de François Mitterrand, des lois sociales entrent en vigueur.

Le premier président socialiste de la Ve République instaure la semaine de 39 heures et la 5e semaine de congés payés, promesses de sa campagne électorale. Le temps de travail est à nouveau diminué entre 1998 et 2000, par le gouvernement de Lionel Jospin, alors Premier ministre socialiste. Martine Aubry, ministre de l'Emploi et de la Solidarité donne son nom aux lois qui instaurent la semaine de travail à 35 heures. Cette réduction, saluée par la gauche, visait un partage du travail dans le but de lutter contre le chômage (dont le taux atteint 9,5 % de la population active en 2000). Les forts gains de productivité participent à compenser la baisse du nombre d'heures travaillées et l'on parle de "l'élasticité du travail". « Faire en 35 heures ce que l'on faisait en 39 heures dans plus de 70 % des postes ou fonctions, était possible », précise le sociologue du travail Jean-Pierre Durand.

Ce qui a finalement engendré une augmentation des cadences (avec des suppressions ou diminutions des temps de pause, par exemple) mais qui a permis, aux cadres de cumuler, avec les RTT, des jours de congés supplémentaires. Le ralentissement de la croissance et la montée du chômage impactent le recours, moins important, aux heures supplémentaires. Et de nouvelles formes de travail émergent comme le temps partiel qui représente 1 emploi sur 20 dans les années 1960, pour près de 1 emploi sur 5 en 2016.

Tous ces facteurs ont pour conséquence une augmentation du temps réservé aux loisirs, en « réponse à de réelles aspirations sociales », note Rémi Bazillier, professeur d'économie à l'Université Panthéon-Sorbonne. « Les individus demandent un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie familiale ». De nouvelles activités ont l'occasion de se développer dans cette économie du loisir au risque, « si le mouvement n'est pas régulé », de voir augmenter « des inégalités entre chômeurs et travailleurs, ou même entre les travailleurs qui bénéficient de bonnes conditions de travail et d'emploi et les autres ».


2. Une organisation plus horizontale
Dans les années 1960, le compromis "fordiste", mis en place à l'après-guerre s'essouffle. « Nous sommes à une période charnière: la croissance industrielle commence à fléchir et on craint les premières restructurations », note Rémi Bazillier. Les salariés, qui acceptaient auparavant les conditions extrêmement difficiles en échange d'un accès à la société de consommation, permis par des augmentations de salaire (même si, les paies des Français sont les plus basses de la Communauté européenne en 1966), contestent le modèle dépassé. « 1968 va mettre un coup d'arrêt à ce contrat social », résume Michel Lallement, sociologue. Nombre de transformations s'ensuivront. Avec les premières formes de modernisation et l'injection de l'électronique et de l'informatique dans les outils de production, les années 1980 voient émerger le toyotisme: « C'est l'heure de la production à flux tendu avec l'idée que c'est le consommateur qui décide du moment où l'on met en chantier une forme de production », note Michel Lallement. « La logique de la division stricte du travail dans les ateliers est remise en cause ».

L'heure est à la polyvalence, à la mobilité et à la remise en cause des hiérarchies classiques avec l'objectif "Zéro gâchis, zéro temps mort".Puis, émerge un modèle, plus récent, où une double injonction structure les formes d'organisation du travail: davantage de marge de manœuvre, d'autonomie dans la façon de travailler des individus, mais un résultat nécessaire. On y retrouve, en partie, un héritage de 1968 avec cette volonté de liberté et en même temps une rupture totale avec la logique taylorienne où l'on écrivait point par point le menu à suivre. « Il y a cinquante ans, les travailleurs voulaient de la flexibilité, la possibilité de créativité. Toutes ces exigences, ces valeurs, ont été complètement absorbées par le discours managérial actuel, qui va de pair avec cette philosophie d'autonomie ».

Cette double exigence créerait de nouveaux maux: stress, burn-out... « Ce qui n'était pas du tout des pathologies qu'on dénonçait en 1968 », poursuit Michel Lallement.

Le modèle managérial évolue aussi au fil des années: la direction passe d'une hiérarchie très verticale à l'horizontalité. Le statut cadre se banalise: auparavant réservé à un rôle d'encadrant, il ne l'est plus systématiquement aujourd'hui. Dans les années 1990 émergent des "entreprises libérées", dans lesquelles les salariés sont invités à prendre des décisions librement et à récupérer le lead tour à tour. Enfin, bon nombre d'individus font le choix de l'auto-entrepreneuriat.

Avec l'arrivée d'Emmanuel Macron au pouvoir, le gouvernement fait l'apologie de la "startup nation" et encourage les "jeunes talents" à innover professionnellement. Dans ces jeunes pousses, la hiérarchie est davantage floue, les frontières peu délimitées et on y revendique une volonté d'un travail "plus collaboratif". Mais « il faut distinguer réalité et discours », tempère Jean-Pierre Durand qui appelle à la prudence. Pour l'économiste Rémi Bazilier, ce retour au "collaboratif" est peut-être aussi un lointain écho à l'esprit de mai 1968, où l'on rêvait, comme à Lip-Besançon, de l'autogestion. Les nouvelles formes d'organisations, Scop et autres formes de coopératives d'entreprise, dans lesquelles les salariés sont aussi des actionnaires et où les décisions sont prises selon le principe "un homme = une voix", correspondent à de « réelles attentes de se réapproprier des choix, des stratégies d'entreprise ayant des conséquences directes sur la vie des salariés ».


3. Informatique et électronique: la troisième révolution industrielle
À chaque fois qu'émerge une innovation technologique, les craintes quant aux conséquences qu'elle pourrait avoir sur le travail et l'emploi resurgissent. Ce fut le cas avec les premières machines, l'irruption de l'informatique, les premières automatisations ou la robotique. Le questionnement est à nouveau présent aujourd'hui avec le big data, l'intelligence artificielle ou encore la blockchain. L'homme va-t-il être remplacé par la machine ? Dans les années 1960-1970, les progrès de l'informatique et de l'électronique bouleversent les ateliers. Les employeurs y voient l'occasion d'attribuer aux machines les tâches répétitives et une façon d'économiser de la main d'oeuvre.

Pourtant, force est de constater que l'on ne peut se passer totalement de l'homme. Dans les années 1980, les entreprises changent leur fusil d'épaule: elles réduisent la main-d'oeuvre mais la choisissent qualifiée.

Aujourd'hui, alors que les innovations technologiques vont encore plus loin dans leurs capacités, la crainte de voir l'homme remplacé par les IA [intelligence artificielle, ndlr] est une nouvelle fois présente. Les études qui avancent que l'automatisation de l'emploi pourrait supprimer ou transformer largement les postes sont contredites par des rapports qui montrent, à l'inverse, que les mêmes technologies créeraient de nouveaux métiers. Pour les spécialistes, il est encore trop tôt pour réellement cerner comment le monde du travail et de l'emploi vont réagir. Pour Michel Lallement, il y aura des poches irréductibles où les postes ne pourront jamais être remplacés par les machines, les domaines de l'artisanat notamment. Jean-Pierre Durand craint, quant à lui, une augmentation des inégalités entre ceux qui pourront utiliser les technologies et ceux qui auront décroché. L'an dernier, le cabinet McKinsey estimait entre 75 millions et 375 millions le nombre d'individus qui devraient avoir besoin de changer de catégorie de métier et acquérir de nouvelles compétences.

Dans une entreprise, on estime que les compétences techniques des employés seront devenues obsolètes au bout de 5 années seulement, note dans son essai "Travail, la soif de liberté", Denis Pennel, directeur général de World Employment Confederation. Les enjeux sont donc liés à la formation, indispensable avec ces transformations. « Ces technologies peuvent bousculer l'organisation du travail », note Marylise Léon, secrétaire nationale de la CFDT chargée du dialogue social. C'est notamment pour cela que les adhérents du syndicat sont invités à des rencontres pour parler de ces innovations.

Professeur d'économie à l'université Panthéon Sorbonne, Rémi Bazilier perçoit des implications de plus grande ampleur dues à l'émergence de ces technologies dans le monde du travail: « L'un des enjeux est d'anticiper ces transitions et faire évoluer nos systèmes de protection sociale pour prendre en compte ces mutations durables ».

Car si ces évolutions peuvent permettre une amélioration des conditions de travail ou la disparition des tâches les plus pénibles, la crainte qu'elles contribuent à accroître les inégalités persiste. Il faudra faire en sorte que « cela permette la création de nouvelles activités dans d'autres secteurs, notamment dans l'économie du temps libre. Et cela n'est possible que si les gains de productivité sont redistribués plus équitablement ».


4. Des droits pour les représentants des salariés, mais des syndicats affaiblis
Mai 1968 a joué un rôle crucial dans la représentation des salariés puisque le mouvement social, avec les accords de Grenelle, permet l'entrée des sections syndicales dans l'entreprise. « Auparavant, du côté patronal, l'entreprise était un espace privé, un peu comme l'espace domestique, où il était hors de question qu'il y ait des acteurs, à l'image des syndicats, qui puissent s'en mêler », explique le sociologue Michel Lallement.

Il s'agit donc d'une première étape dans l'ouverture du dialogue social. En 1968, entre 17 % et 25 % des salariés sont syndiqués. Le collectif au travail, notamment auprès d'un syndicat, est vu comme un moyen de se construire en tant qu'individu, rappelle Michel Lallement: « C'est ce qui permet de redonner du sens au travail un peu déshumanisé. » Mais cela ne suffira pas à convaincre les travailleurs sur le long terme: le taux de syndicalisation se met à reculer dès les années 1970, tendance qui s'accentue la décennie suivante.

En 1981-82, d'importantes avancées sociales interviennent après l'élection de François Mitterrand. Les lois Auroux instaurent l'obligation annuelle de négocier les salaires, la durée et l'organisation du travail dans l'entreprise. Elles créent les CHSCT (comités d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail), autorisent le droit de retrait du salarié en cas de danger, attribuent une dotation minimale au comité d'entreprise, créent un droit d'expression pour les salariés sur leurs conditions de travail et interdisent toute discrimination. « Une vraie révolution », résume le professeur d'économie Rémi Bazilier.

En 1990, une nouvelle façon de voir le travail apparaît. Avec la fin du Conseil national du patronat français (CNPF), remplacé par le Mouvement des entreprises de France (Medef), « les employeurs s'identifient avant tout comme des entrepreneurs », analyse Michel Lallement. Une partie d'entre eux supportent mal que les règles en vigueur dans les entreprises viennent de l'État ou des conventions collectives: « Que ce soient pour les salaires, les conditions de travail ou la mobilité, il faut que ça se négocie dans l'entreprise. » Le sociologue alerte: « C'est ce que consacrent les ordonnances Macron et qui est extrêmement contesté puisqu'il y a là le risque que chacun fasse ce qu'il veut dans l'entreprise et que les règles en vigueur dans l'une, ne soient pas les mêmes dans celle d'à côté ».

Réforme de la représentativité en 2008, loi El Khomri en 2016 ou, actuellement, réforme de l'assurance chômage... Si les syndicats sont aujourd'hui partie prenante des négociations, leur poids n'est pas le même qu'en 1968. En 2016, 11 % des salariés avaient adhéré à une organisation syndicale (9 % dans le privé). « Le contexte est plus divisé aujourd'hui, très clivé », reconnaît Marylise Léon de la CFDT, qui explique aussi que les syndicats ont du mal à attirer les jeunes travailleurs et que des secteurs professionnels où les syndicats sont traditionnellement plus implantés qu'ailleurs (comme l'industrie) ont perdu de nombreux emplois.

Si le taux de syndicalisation ne témoigne pas de la légitimité des syndicats (mais plutôt l'audience électorale lors des élections professionnelles), cette baisse du nombre d'adhérents questionne: « Aujourd'hui, avec un taux de syndicalisation faible, c'est difficile d'avoir des négociations d'entreprise dignes de ce nom », résume Michel Lallement. « La force des employeurs, en 40 ans, a été de faire disparaître les militants », explique le sociologue Jean-Pierre Durand. Les employeurs les ont promus à des postes de managers ou les ont poussés vers la sortie. « Résultat, les mandats et délégations sont en partie occupés par défaut. Et les salariés ne s'y retrouvent plus. Cela contribue au déséquilibre entre employeurs et salariés. La représentativité des syndicats est alors appauvrie ».


5. CDD, intérim, contrats aidés... L'emploi davantage précarisé
Les travailleurs d'aujourd'hui sont-ils plus précaires que ceux des générations précédentes ? Pour les experts, la réponse est à nuancer. Au niveau du travail, les conditions se sont améliorées: la pénibilité, qui reste rude dans certains secteurs, est tout de même moins importante qu'il y a 50 ans; les environnements sont plus propres, mieux encadrés. Des règles et normes fixent des limites. Qualité de vie au travail, ergonomie... Nombre de problématiques traitées aujourd'hui n'étaient pas d'actualité en 1968. Mais du point de vue de l'emploi, « clairement, il y a une montée de la précarité », explique le sociologue Michel Lallement. Et ceci est notamment dû aux mutations des types d'emploi. « Le développement du temps partiel, des individus enchaînant de multiples contrats de très courte durée est une réalité », souligne Rémi Bazilier, professeur d'économie.

Si le CDI reste le contrat le plus présent (occupé par 85 % des Français), l'insertion dans le monde du travail passe souvent par des contrats courts: CDD, intérim, temps partiel, contrats aidés et autres statuts précaires. « 80 % à 90 % des embauches se font aujourd'hui en CDD », note Michel Lallement (87 % selon la Dares, en 2015). Passer par des années de précarité avant d'obtenir un CDI est devenu la norme. C'est ce que le sociologue Robert Castel nommait le "précariat" et qui a tendance à toucher plus fortement les jeunes entrants sur le marché ou les profils les moins qualifiés.

Avec cette précarité, « les fractures dans le monde du travail se sont accentuées, avec de plus profondes inégalités », assure Rémi Bazilier, qui ajoute: « La formation est plus que jamais un défi, les non qualifiés étant cantonnés à des formes d'emplois précaires et de mauvaise qualité lorsqu'ils ont un emploi ».

Outre le CDD, le temps partiel a aussi augmenté, avec la tertiarisation, lors de ces dernières années, contribuant à la baisse du chômage: il représente 19 % de l'emploi en France en 2016, contre 8,3 % en 1975. Il touche majoritairement les femmes, qui occupent 82,5 % des emplois à temps partiel en 2013. « Effectivement, la population active s'est féminisée, mais à quel prix ? », questionne Françoise Milewski, économiste à l'OFCE, qui dénonce les inégalités salariales existant entre les femmes et les hommes.

L'intérim, créé en 1982, est aussi une autre forme de contrat précaire en développement. Entre 1984 et 1990, le recours à celui-ci a été multiplié par 4 et, aujourd'hui, il explose: 712.500 salariés intérimaires à la fin du 2e trimestre 2017 (soit 2,8 % de la population active). Pour l'économiste Philippe Askenazy, directeur de recherche au CNRS, interrogé par l'AFP, cela peut s'expliquer puisque « les contrats très courts [sont venus] se substituer aux CDD plus longs [...]. On ne parle plus de précarité mais d'hyper-précarité, avec un enchaînement continu de contrats très courts pour les mêmes salariés ». Encourager les entreprises à avoir recours au CDI est à l'ordre du jour de l'actuel gouvernement. Dans le cadre de la réforme sur l'assurance chômage, un système de bonus-malus a été décidé par l'État pour pénaliser les entreprises qui abuseraient des contrats courts.


6. Des espaces de travail plus impersonnels
On ne travaille plus sur les bureaux ou dans les mêmes ateliers aujourd'hui qu'il y a cinquante ans. Les usines ont connu des améliorations sanitaires, d'hygiène et de sécurité, notamment depuis l'arrivée des CHSCT, en 1982, avec les lois Auroux. Au cours des années 1990, l'approche est davantage pluridisciplinaire et l'on commence à parler ergonomie, prévention des risques, tandis que la législation, nationale et européenne, s'enrichit dans les années 2000.

Dans les bureaux, les espaces de travail aussi ont été revus. Après-guerre, les entreprises misent sur des aménagements-architectures où les lieux sont davantage personnalisés qu'auparavant : plateaux allégés, facilitant la circulation, couleurs vives... Dans la continuité, les années 1960 accueillent la cloison modulable qui va permettre de créer des espaces où regrouper les équipes ou services entre eux pour favoriser les échanges: c'est pratique et économique. On fait entrer la lumière dans de vastes espaces qui, finalement, ne facilitent pas tant que ça la vie des salariés. Avec l'arrivée de l'informatique au milieu des années 1970, il faut faire de la place aux ordinateurs. On décloisonne en créant des open space où finalement, il n'y a plus de place pour la confidentialité ou l'intimité. Le bruit est permanent et peut entraîner des problèmes de concentration, de stress au travail, ou de mal-être. Il faut attendre 2.000 pour que les entreprises prennent conscience de l'importance de l'environnement et de la qualité de vie au travail. En 2005, l'observatoire de la qualité de vie au bureau Actineo est créé en France, en partenariat avec le CNRS, et rend des rapports sur la QVT (qualité de vie au travail) pour sensibiliser les entreprises. « On parle de "care" aujourd'hui, de la façon qu'a l'entreprise de prendre en considération les besoins de chacun », note David Mahé, président d'un cabinet de conseil spécialisé sur le bien-être au travail.

Les employeurs prennent davantage en compte l'avis des salariés. De nouveaux espaces voient le jour, tels que des lieux de coworking, des bureaux "flexibles" qui ne sont attribués à personne en particulier. C'est aussi un moyen de réaliser des économies sur les coûts en partageant les lieux. "L'esprit startup" venu des États-Unis gagne l'environnement de travail, où l'on encourage désormais les espaces plus confortables, agréables et où il est possible de retrouver des "bulles de détente" (salle de repos en entreprise, baby-foot...). Le télétravail, davantage encadré via les ordonnances Macron, est aussi une pratique qui se démocratise.

Meilleure façon d'organiser son temps, autonomie pour certains, cette façon de travailler ailleurs qu'au bureau de son entreprise, attire aussi les critiques: perte du lien social avec son équipe, redéfinition du management à distance, inconfort ou encore interférence de la vie professionnelle dans la vie personnelle. « Globalement, [ces nouvelles pratiques] détériorent la santé au travail: les individus ont moins de repos, sont moins productifs, moins efficaces », explique Jean-Pierre Durand, qui rappelle le débat sur le droit à la déconnexion. Typiquement, dès que l'on amène du travail à la maison, cela participe aussi aux « nouveaux maux tels que le stress au travail ou encore le burn-out ». Et pourtant, 56 % des salariés non télétravailleurs aimeraient bénéficier du dispositif si leur entreprise le proposait.


7. Une vision individualiste de l'emploi
Baisse de la durée du travail, précarisation de l'emploi, réformes impopulaires, stress, burn-out sont autant d'arguments qui deviennent des critiques du travail aujourd'hui. Parfois, on se rêve même à comparer la remise en question du travail à celle de mai 1968. Mais il y a 50 ans, la contestation n'était pas la même. Michel Lallement précise: « Dans les années 1960, une fraction de la population française, ces jeunes issus des classes moyennes et supérieures, était porteuse de ce que l'on appelle "l'effet de frustration relative" ».

Ainsi, pour le sociologue, les enfants du baby-boom, qui avaient acquis un capital culturel supérieur à celui de leurs parents, contestaient le manque de places adaptées à leur profil dans le monde du travail. « Il y avait ce sentiment d'injustice où des jeunes qui avaient travaillé et fait des études risquaient une disqualification sociale et qui donc étaient frustrés, désenchantés: "Pourquoi étudier si c'est pour être ouvrier alors que mon père était cadre ? Instituteur alors que mon père était prof ?" », ajoute le sociologue. Pour les ouvriers, la remise en cause était liée au fait de se tuer à la tâche, de manière absurde, pour gagner peu et ne pas évoluer professionnellement.

Or, aujourd'hui, les critiques du travail sont différentes. La quête de sens dans son quotidien reste présente mais les travailleurs sont soumis à d'autres logiques: une volonté plus importante d'allier vie professionnelle et vie personnelle par exemple, la double injonction « plus d'autonomie mais plus de contraintes ». De fait, la question peut se poser: est-ce la fin de la centralité du travail aujourd'hui ? « Il faut en finir avec le mythe de la fin du travail. Il a toujours été un moyen de construction de l'identité », répond Michel Lallement. Son confrère Jean-Pierre Durand confirme: ceux qui considèrent le travail éloigné du centre du quotidien se trompent: « Aujourd'hui encore, c'est lui qui donne le statut social d'un individu, qui le place dans la société. Il est structurant psychologiquement et il régule les relations sociales ». Il ajoute, ayant travaillé sur la thématique des chômeurs: « 98 % d'entre eux répondent vouloir travailler. Au fil des ans, les valeurs n'ont pas beaucoup changé finalement: avoir un emploi et fonder une famille restent les aspirations premières des Français même si c'est plus difficile qu'avant pour les jeunes ».

Pour le professeur en économie Rémi Bazilier, des conséquences de mai 1968 sont encore perceptibles dans la conception du travail actuelle: « Le modèle taylorien était fondé sur une faible autonomie des travailleurs dans une division extrême du travail. L'affaiblissement de ce modèle associé à un lent déclin de l'emploi industriel, appellera à une plus grande autonomisation mais également à une plus grande individualisation de la relation au travail ».

Les travailleurs de 2018 font preuve certes de plus d'autonomie mais aussi de plus d'individualisme. « Ce qui se joue aujourd'hui, c'est sa capacité à exister dans l'entreprise en tant qu'individu, à créer une identité plus individualisée. S'investir en créant un mix entre une volonté d'affirmer sa subjectivité et la nécessité de composer avec des collectifs de travail », commente Michel Lallement. En somme, chacun veut être acteur de sa propre vie professionnelle ».


Mai-68: Comment le travail a changé en 50 ans
par Audrey Fisne
La Tribune - 22 mai 2018
https://www.latribune.fr/economie/france/mai-68-comment-le-travail-a-change-en-cinquante-ans-778791.html


« Ne dites plus: travail; dites: bagne ! » De mai 1968, il reste quelques slogans célèbres, mais aussi la revendication d’emplois moins rudes et davantage d’autonomie. Depuis, les salariés ont obtenu de nombreux progrès mais l’entreprise a dû faire face à de nouveaux défis: globalisation de l’économie, baisse de la durée d’activité, délocalisation des industries...
 
En mai 1968, alors que les étudiants, rejoints plus largement ensuite par les ouvriers, protestent et descendent dans les rues, ils n'ont pas conscience de vivre dans une des périodes les plus bénies de l'après-guerre, celle des Trente Glorieuses. Le chômage est à un taux historiquement bas, se situant aux alentours des 2,6 % de la population active. La croissance flirte avec la barre des 7 % du PIB. L'industrie et le tertiaire sont en pleine expansion tandis que la population active s'est élargie, accueillant dans ses rangs femmes, travailleurs immigrés ou encore paysans fuyant la ruralité. Pourtant, si le tableau semble idyllique sur le papier, les crises sociales sont déjà nombreuses.

Le mouvement social sans précédent des mois de mai et juin, qui a compté près de 10 millions de grévistes en France, n'éclot pas du jour au lendemain. Avant mai, le climat du pays est électrique: les jeunes veulent plus de libertés, contestent la guerre du Vietnam et la politique de De Gaulle, au pouvoir depuis 10 ans. Dans les usines, le modèle du taylorisme est à bout de souffle. Le travail difficile, répétitif et sans évolution est remis en question. « Ne perds pas ta vie à la gagner », martèlent les slogans, « Ton patron a besoin de toi, tu n'as pas besoin de lui ». Un vent contestataire souffle en France, critiquant le « compromis fordiste » de l'après-guerre selon lequel les ouvriers acceptent des conditions de travail rudes en échange d'une protection sociale et d'une croissance du pouvoir d'achat via la politique salariale. Avec les dispositions des accords de Grenelle, discutés du 25 au 27 mai 1968, c'est le début d'un tournant dans le monde du travail.

Du taylorisme au burn out -Dans les années 1970, les conflits sociaux se multiplient, certains spectaculaires, comme à l'usine horlogère Lip à Besançon, pour exiger des améliorations du quotidien professionnel ou la sauvegarde des emplois. Les syndicats entrent dans les entreprises, rêvant à l'autogestion et font prévaloir de plus en plus leur influence dans les négociations professionnelles. Le temps de travail diminue pour laisser de la place aux loisirs. Les femmes, dont la présence restait faible en 1968, intègrent progressivement le monde du travail. Ce qui a pour conséquence de faire grimper, en un demi-siècle, le nombre d'actifs en France (19 millions en 1962 contre 29 millions en 2016). À côté des progrès sociaux, vient le temps de la mondialisation et de l'ouverture sur le monde. Les exportations de biens et services en France, très faibles en 1968 (13,17 % du PIB) vont s'accroître dès les années 1970 pour atteindre en 2016, 29,43 % du PIB. Et du côté des importations, le phénomène est similaire: 13,46 % du PIB en 1968 contre 31,21 % en 2016.

Dans l'industrie, la concurrence est de plus en plus rude et bon nombre d'usines sont délocalisées ou connaissent des plans de licenciement. Le climat est instable: les nationalisations, nombreuses en 1982, sont suivies de privatisations, parfois de liquidations. La seconde moitié des années 1970 marque l'envolée du chômage (le million de chômeurs est atteint en 1976 et 2 millions en 1981). Les "petits patrons" et le capitalisme familial, attachés à pérenniser l'entreprise, commencent à être bousculés par les actionnaires et le capitalisme financier, davantage focalisés sur la rentabilité immédiate. L'économie va se financiariser et l'évolution de la conjoncture va se traduire pour les salariés par des blocages des salaires et des licenciements.

Le pouvoir de négociation des salariés, bien qu'enrichi par un arsenal législatif au fil des années, se dégrade à partir de 1980. Les secteurs d'activité forts à l'époque, comme l'industrie ou l'agriculture, connaissent une diminution des emplois tandis que le tertiaire explose (près de 75 % des emplois en 2016). Parallèlement, du côté de l'organisation du travail, le toyotisme prend la suite du taylorisme. L'heure est à la lean production: on produit à flux tendu dans un contexte de concurrence. Les ouvriers sont plus polyvalents, responsabilisés, et l'entreprise veut répondre aux besoins des consommateurs en limitant les stocks et le gaspillage. L'industrie se robotise et si l'automatisation fait fureur auprès des employeurs, force est de constater que la grande majorité des opérations ne peuvent pas se passer de l'humain.

Aujourd'hui, au quotidien, le travail se réalise avec davantage d'autonomie: qu'importe le mode d'emploi, l'important est le résultat, en vraie rupture avec la tradition taylorienne où la recette était connue. Mais en parallèle, on assiste à une bureaucratisation du travail où fleurissent sans fin les reporting, soumettant les salariés à une forte pression. Plus de libertés et plus de contraintes : une double injonction qui fait que burn out, stress au travail et risques psychosociaux se propagent.

En 2018, précarité et "big data" -De fait, la représentation du "travail" est remise en cause par certains salariés: un écho à 1968 ? « Aujourd'hui, les maux sont différents de ceux d'il y a cinquante ans », commente Michel Lallement, sociologue au CNAM [Conservatoire national des Arts & Métiers]. Ni plus ni moins nombreux, mais bien distincts. Concrètement, s'il y a 50 ans, les travailleurs ont contesté des conditions de travail difficiles, aujourd'hui, celles-ci ont sans nul doute progressé du point de vue des tâches, de la représentation du personnel ou encore du côté sanitaire. Mais au quotidien, les salariés de 2018 sont soumis à une pression nouvelle et sont menacés par un chômage de masse (9,3 % de la population active en 2018).

En entrant dans la vie active, les jeunes rencontrent bien plus de difficultés que les générations précédentes: si le CDI reste le contrat majoritairement détenu par les Français, les CDD et les contrats précaires (emplois aidés, temps partiel) se sont fortement développés. De plus, de nouvelles transformations, avec l'irruption des nouvelles technologies, de l'IA ou encore du big data, peuvent demain bouleverser le marché du travail. Si certains prédisent des créations d'emplois, d'autres craignent une polarisation entre salariés qui pourront s'adapter et ceux dont les connaissances et les savoir-faire deviendront obsolètes.

D'autres parlent aussi du potentiel remplacement des hommes par les technologies. Une crainte qui à nouveau fait écho au passé. Mais il faudra attendre quelque temps avant de distinguer réellement les conséquences de ces innovations sur le monde du travail. Lui qui, depuis 50 ans, n'a pas cessé d'évoluer.


Les syndicats sont les grands vainqueurs des accords de Grenelle (1968) puisqu'ils obtiennent une reconnaissance au sein de l'entreprise à travers l'existence au grand jour des sections syndicales. On leur attribue des locaux, on leur donne des droits, ils sont associés à la gestion de l'entreprise, et ils signent des conventions collectives et des accords de branches.
Dans les années 70-80, la CFDT reprend une partie des aspirations apparues en 68. Elle interroge les salariés sur leurs conditions de travail, fait circuler des questionnaires, contribue à remettre en question l'organisation taylorienne du travail, les relations hiérarchiques verticales (on se rappelle du slogan "la hiérarchie c'est comme une étagère, plus c'est haut et moins ça sert"), et à imposer l'idée d'un travail "plus intéressant", "plus varié", "plus flexible", plus intégré à la gestion de l'entreprise sur la base d'un "mieux vivre". La finalité de tout cela est d'éviter les conflits, prévenir les malaises sociaux, faire en sorte qu'une situation comparable à Mai 68 ne se reproduise plus. En 1974 le rapport Sudreau sera enterré, mais les lois Auroux (1982) le réhabiliteront en partie.


Pierre Sudreau, l’homme qui a voulu réinventer le dialogue social
par Jean-Christophe Chanut
La Tribune - 28 aot 2014
https://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20140828trib0df591d0c/les-grands-inconnus-de-l-histoire-4-4-pierre-sudreau-l-homme-qui-a-voulu-reinventer-le-dialogue-social.html

     
Sous la présidence de Giscard d'Estaing, Pierre Sudreau, un gaulliste, fut le premier à proposer des pistes de réflexions pour réformer les relations dans l'entreprise.

29 juillet 2014, le ministre du Travail François Rebsamen envoie au patronat et aux syndicats un document d'orientation leur demandant d'ouvrir à la rentrée de septembre une négociation nationale et interprofessionnelle sur la « qualité et l'efficacité du dialogue social dans les entreprises ». Cette négociation visera « à améliorer la représentation des salariés, en particulier dans les petites et moyennes entreprises, à rendre plus stratégiques et efficaces les consultations des institutions représentatives du personnel, et à mieux organiser les parcours des militants syndicaux ».

Or, déjà, il y a 40 ans, presque jour pour jour, le président de la République Valéry Giscard d'Estaing commandait à une commission présidée par l'ancien ministre Pierre Sudreau un rapport sur « la réforme de l'entreprise » pour mieux associer les salariés à la vie de l'entreprise. "VGE" a été élu il y a quelques mois seulement, il reste soucieux de son image de modernité et cherche à « décrisper » la France. Il sait aussi que, depuis Mai 68, de nouvelles revendications se font jour dans les entreprises, notamment. Il cherche à y répondre. Pour lui, Pierre Sudreau, un ancien gaulliste opposé à la réforme constitutionnelle de 1962, est l'homme de la situation. (...)

Après ses études de droit, il est mobilisé en 1940 dans l'aviation. Très vite, après l'armistice, il souhaite continuer le combat. Il entre en contact avec le réseau de résistance Brutus et se livre à des activités de renseignements. En 1943, il est arrêté et torturé, puis déporté à Buchenwald en 1944 en même temps que Stéphane Hessel. À la Libération, en mai 1945, il est tout de suite remarqué par le Général de Gaulle en raison de son jeune âge. Il fait alors carrière dans la haute fonction publique. Il devient notamment préfet de Loir-et-Cher en 1951, à 32 ans. Le plus jeune préfet de France.

En 1958, il est nommé ministre de la Construction du général de Gaulle dans le dernier gouvernement de la IVe République, puis de Michel Debré en 1959 quand de Gaulle est devenu le premier président de la Ve. Il sera aussi un éphémère ministre de l'Éducation nationale dans le gouvernement de Georges Pompidou en 1962. Mais opposé à la réforme constitutionnelle permettant au président de la République d'être élu au suffrage universel, il démissionne en octobre 1962.

Il rejoint alors les formations politiques du centre, soutenant Alain Poher à l'élection présidentielle de 1969. Il siègera ainsi à l'Assemblée nationale comme député du Loir-et-Cher jusqu'en 1981. Il préside aussi la région Centre. Il est également maire de Blois de 1971 à 1989, quand il sera battu par... Jack Lang. Il est aussi très concerné par l'aménagement de ce qui deviendra plus tard le "Grand Paris". Il est également le "père" de la modernisation du réseau ferroviaire français. Mais sa nouvelle heure de gloire intervient donc en 1974 quand le président Giscard d'Estaing lui confie la rédaction de ce rapport sur les relations dans l'entreprise.

La commission « Sudreau » est composé de 10 membres, dont trois représentants du patronat, parmi eux  deux "vrais" patrons (ceux de Pechiney et de Leroy Somer). Siègent également trois représentants des syndicats (CFDT, FO et CGC).  Il n'est pas si courant, à cette époque, de parvenir à faire assoir à la même table, hors négociation des conventions collectives, des représentants du monde patronal et du monde syndical...  Quatre personnalités indépendantes (haut fonctionnaire, universitaire) complètent le tour de table.

Toutes les parties en présence conviennent qu'il faut une réforme des rapports dans l'entreprise. Jean-Maurice Verdier, Professeur de Droit à l'Université Paris X Nanterre, qui siégea dans la commission, explique: « Ce n'est pas seulement une crise de confiance entre les syndicats et le patronat, mais une crise de confiance entre le monde du travail est les employeurs. En conclusion de ce constat, le rapport expose que la nécessité d'une réforme - sur laquelle les membres du Comité étaient d'accord, au moins dans les limites qu'ils avaient définies - se justifie moins par une déficience du fonctionnement de l'entreprise que par la mutation rapide qui affecte la société elle-même* ».

C'est en lisant les têtes de chapitre du rapport que l'on se rend compte à quel point il était en avance sur son temps: « Transformer la vie quotidienne dans l'entreprise », « Améliorer les mécanismes de la participation financière des entreprises », « Reconnaître les syndicats comme partenaires »... Nous sommes en 1975 !

Pour autant, la commission écarte d'emblée la notion de cogestion à l'allemande, personne n'en voulait. Le patronat, bien entendu, mais également les syndicats eux-mêmes qui y voyaient un « piège ». En revanche, la notion de co-surveillance de l'entreprise par les actionnaires et les syndicats représentatifs est retenue. Avec une suggestion phare: faire que les conseils de surveillance ou d'administration des entreprises de plus de 1.000 salariés soient composés d'un tiers de représentants des salariés ! Une mesure qui, pour le rapport, nécessitait d'être progressivement expérimentée. À noter que le rapport Gallois de 2012 (sur la compétitivité des entreprises) suggérait la même chose !

Mais le rapport Sudreau ne s'arrêtait pas là, véritablement réformiste, il faisait aussi un certain nombre de propositions: création de deux nouvelles formes de sociétés civiles ou commerciales: la société des travailleurs associés (les associés sont les salariés et les détenteurs de capitaux n'ont pas de droit de vote ni de place au conseil d'administration) et les sociétés à gestion participative; création de l'entreprise sans but lucratif, à mi-chemin entre la société commerciale et l'association; création d'une procédure d'alerte par les salariés; revalorisation des activités de travail manuel; protection de la vie privée des salariés; renforcement des moyens d'action des syndicats représentatifs; approfondissement de la concertation au sein du comité d'entreprise; création d'une délégation économique du comité d'entreprise; élaboration d'un bilan social dans les entreprises.

Que de nouveautés pour l'époque ! A cet égard, à 40 ans d'intervalle, une phrase du rapport Sudreau mérité d'être relevée: « Quelle que soit l'issue de la crise, les problèmes économiques se poseront désormais en terme de compétitivité. Il s'agit donc de maintenir, sinon d'améliorer, celle des entreprises françaises** ». (...)

Toujours est-il que ce rapport était trop en avance sur son temps. "VGE" le signifia dans une lettre à Pierre Sudreau après la remise du rapport le 7 février 1975: « Il ne convient pas de se prononcer prématurément sur le fond de vos propositions (...) il faut que s'engage dans l'opinion un vaste débat, car la réforme de l'entreprise concerne la vie de tous (...). Viendront ensuite les dispositions législatives nécessaires ».

En réalité, le rapport se perdra dans les méandres de l'administration. Très concrètement, il n'en sortira sous Giscard que la loi Beullac (du nom du ministre du Travail) instituant le bilan social dans les entreprises en 1977. Pierre Sudreau en fut fort marri. Il faut dire que ni le CNPF (l'ancêtre du Medef) - qui trouvait le rapport trop audacieux -, ni la CGT - qui voyait dans les propositions Sudreau un subterfuge pour détourner les salariés des conséquences de la crise économique - ni même l'opposition socialiste - qui jugeait le rapport plein de bonnes intentions, mais sans portée réelle - ne se sont vraiment battus pour le voir aboutir.

Le rapport Sudreau a eu une seconde vie quelques années plus tard après l'élection de François Mitterrand à la présidence de la République. De fait, les fameuses lois Auroux de 1982 se sont fortement inspirées de ses recommandations en faisant entrer dans la loi, sinon dans les faits, le droit d'alerte économique pour les institutions représentatives du personnel, le droit d'expression des salariés, le renforcement et la sécurisation de la présence syndicale dans les entreprises, la création d'une commission économique dans les comités d'entreprise, etc.

Pierre Sudreau, lui, est retourné à ses mandats locaux. Il a consacré les dernières années de sa vie à faire connaître aux jeunes le rôle de la Résistance durant la Seconde Guerre mondiale, via la Fondation de la Résistance qu'il a présidée. Il s'est éteint le 22 janvier 2012. Il était jusqu'à cette date le dernier ministre du premier gouvernement du général de Gaulle en 1958 encore vivant.


* "Le rapport Sudreau", par Jean-Maurice Verdier, Revue Internationale de droit comparé (1976), volume 28, numéro 4, pages 771-783 ;
** "Comment Giscard a enterré le rapport Sudreau sur la réforme de l'entreprise", article de Béatrice Houchard sur le site du quotidien L'Opinion le 19 août 2013.
Pour en savoir plus: "Pierre Sudreau" par Christiane Rimbaud, Éditions du Cherche Midi collection Documents, 2004.