Le Monde d'Antigone

Ni rouge, ni noir, ni vert. L'autonomie rejette partis,
syndicats et toute forme de gestion et de pouvoir.
Rassembler des foules sous un même drapeau
trouve toujours son origine dans une imposture.
Seule une révolution mettra fin à un système
dont l'obsession de l'argent entraine l'humanité
vers la catastrophe.

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Enquête sur la Commune [La Revue blanche, 1897] / 3

Publié le 02/04/2017 à 05:56 par monde-antigone

 
3/ Louis Fiaux, Georges Renard, Élisée Reclus +, Jean Grave, Louise Michel +, Edmond Bailly, général-marquis Gaston de Galliffet;


M. Louis Fiaux [1847-1936]
auteur de l’Histoire de la Guerre civile de 1871 (Paris, 1879).

Personnellement je n’ai rempli sous la Commune aucun rôle politique, administratif ou militaire. J’étais simplement externe à l’Hôpital Saint-Louis dans le service du chirurgien Alphonse Guérin où abondaient les blessés du second siège. Étudiant en médecine, j’avais fait mon service militaire comme aide-major dans le 5e bataillon des mobiles de la Seine, successivement en garnison, de septembre 1870 à janvier 1871, au fort d’Issy, dans les tranchées de Vanves et Montrouge. Mais j’avais, bien avant la fin de l’empire, l’esprit préoccupé par le mouvement politique et social libérateur et je fus ainsi un témoin plus qu’attentif.

Mon opinion n’a guère varié sur les événements du 18 mars, c’est un grand épisode de la lutte du prolétariat pour la conquête de son progrès social et la réalisation de son pouvoir politique. Cet épisode a pris les proportions d’une guerre civile grâce au dénouement de trahison et d’ineptie donné au siège prussien par le gouvernement parisien, grâce à la politique vraiment criminelle de Thiers. Paris avait eu foi en la résistance patriotique: il avait fait avorter par les journées d’octobre les plans des hommes de la paix à tout prix dont tous les espoirs et toutes les lâchetés faisaient cortège à Thiers dans son voyage à travers l’Europe; Paris conservait sa foi en la République, alors que Gambetta à Bordeaux et ses amis dans les premiers jours de février la croyaient perdue. Paris avait été, restait un obstacle, il fallait le briser.

Si Paris s’était accommodé de la République des Louis Blanc, des Tirard et autres plus ou moins complices du gouvernement de la Défense, Thiers n’aurait peut-être pas mieux demandé que de s’entendre avec lui. Mais Paris était en majorité adhérent aux thèses constitutionnelles et aux pratiques d’une république démocratique; question plus embarrassante encore, une grande foule de ses électeurs armés acceptaient pour chefs nombre de jeunes hommes actifs, intelligents, courageux, gens d’action qui avaient combattu non seulement l’Empire, mais la gauche parlementaire du Corps législatif; qui pendant le siège avaient voulu renverser cette gauche organisée en comité de capitulation nationale; qui s’apprêtaient à combattre le gouvernement de Thiers. Ceci devenait politiquement insupportable, d’une durée révolutionnaire dangereuse. Il fallait faire mettre à genoux, il fallait décapiter Paris.

Il est inutile de s’étendre longuement sur les fautes respectives des deux adversaires: on apprécie suffisamment aujourd’hui l’incurie du plan d’attaque Thiers-Vinoy et de son exécution le 18 mars; l’incurie non moins grande des chefs révolutionnaires, étourdis de l’insuccès du gouvernement et refusant de suivre le conseil simpliste d’Eudes de marcher dans la nuit même du 18 au 19 sur Versailles; la défense si mal comprise de Paris par les chefs militaires de l’Hôtel de Ville recommençant, plagiant la défense du premier siège, oubliant totalement la défense intérieure de la ville qui était la seule redoutable, témoin la lenteur avec laquelle l’armée de Versailles s’avança pendant la semaine sanglante; les violences policières de Rigault sans utilité ni résultat, et qui eurent pour seule fin d’exaspérer la population parisienne cependant si hostile à l’Assemblée ; les timidités de l’Hôtel de Ville dans les grandes lignes de son action politico-militaire (affaire de la Banque, etc.). Il est inutile de revenir sur l’abominable semaine de mai; j’ai été des premiers à flétrir tout haut, avec noms à l’appui, les crimes de ces sept jours dont la responsabilité retombe, il faut le dire et le redire, sur Thiers et l’Assemblée.

Ce qui est intéressant pour votre enquête c’est un coup d’œil sur les conséquences du mouvement: elles sont nombreuses et diverses, mais quelques-unes sont majeures et ont eu un prolongement d’action, une forte portée sur l’histoire de ces 25 dernières années.
Le premier résultat et le plus immédiat a été — malgré l’acquiescement de Thiers et de ses amis à la forme républicaine — une déperdition considérable de forces pour la République.
C’est vous dire à quel point je tiens la défaite de la Commune et la disparition des hommes qui ont combattu dans ses rangs, ces deux mois d’avril et mai, pour néfastes.

Dans ce sens je ne saurais admettre littéralement l’opinion assez en cours que la Commune de Paris a fondé la République. Non, malheureusement, la Commune ne l’a pas fondée; si elle avait pu s’en mêler, la République eût été tout autre. Malgré l’adhésion de la France, des grandes villes surtout, la République, le pays républicain étaient matériellement plus faibles après la défaite de Paris en mai. Voilà la vérité de fait et de politique. Quand les partis royalistes n’eurent plus à redouter les vaillants, les fidèles, les militants, les parisiens républicains, ils commencèrent dès le mois de Juin 1871 la série de leurs conspirations monarchiques; ils continuèrent jusqu’en 1877. Je crois que toutes les tentatives de restauration ne fussent probablement pas sorties des parlottes des ducs ou même de leurs rêveries, si elles avaient dû se heurter aux 100.000 soldats républicains du 18 mars unis aux 140.000 électeurs de Barodet.

La seconde conséquence a été de remettre forcément l’œuvre de la constitution de la République aux mains des républicains parlementaires, de Gambetta rentré en juillet, des groupes libéraux de toutes nuances. Dès lors, puisque tout travail se localisait dans le Parlement, la République ne pouvait plus s’imposer et s’instituer que par les procédés, les tactiques, les concepts d’ordinaire en cours dans les assemblées. Au lieu d’être la large et enthousiaste clameur sortie des places publiques, la République fut le bulletin de vote des 368 consolidant la constitution Wallon. Toute la différence de l’institution républicaine a découlé de cette très différente origine. Le berceau fut déplacé et les vrais, les bons parrains manquèrent.

Mais si ces résultats immédiats ont été négatifs, la reculée que nous donne aujourd’hui le temps n’en permet que de mieux dégager les conséquences aussi fécondes que profondes qui découlent et découleront longtemps de la Commune dans notre histoire contemporaine.

À un point de vue élevé ces suites sont excellentes pour l’évolution républicaine qui s’annonce enfin.
Et tout d’abord, s’il est fâcheusement vrai que la mauvaise conduite des affaires de la Commune et sa chute ont nui au bon engagement de la République dans la voie, il faut dire au contraire à un point de vue moral, philosophique, historique, que par le sang de ceux qu’on doit appeler ses martyrs, la Commune a servi dans l’avenir et pour un long avenir la foi républicaine et sociale: les morts d’Avril et de Mai sont les héros d’un autre Nouveau-Testament. Pour affermir les dévouements, les provoquer, ces exemples joueront un rôle incomparable dans l’éducation de la démocratie du monde. Ceci est un autre genre de fondation républicaine, plus idéal, plus tardif, mais qui a sa puissance de fait aussi.

La Commune ensuite a donné aux revendications de la démocratie française et on peut dire aux démocraties de toutes les nations une orientation dont il ne sera guère dévié, au moins pour les lignes générales.

Elle a d’abord mis en première préoccupation l’idée communale s’exprimant par un gouvernement local qui, pour ne pas aller jusqu’à l’autonomie — ce qui entraînerait tout un remaniement par fédérations ou autre groupement plus ou moins approchant — n’en devra pas moins être très indépendant et très actif dans la sphère de tous ses services intérieurs et non pas seulement l’écolage, l’hygiène, mais la police et la finance. Tous les partis d’ailleurs, sauf le vieux parti opportuniste sont, je crois, d’accord sur la décentralisation — avec la gamme des nuances naturellement. Mais l’idée motrice et directrice est apparente.

À côté de l’idée communale, la Commune eut sa conception de l’armée. Cette conception oscille entre la constitution des milices résidant dans leur région d’origine et n’étant à vrai dire que la population mâle armée, et les corps régionaux avec court service. Le court service et l’armement général avec appel par bans, acceptés et pratiqués en partie par les conseils militaires depuis le remaniement de la première réorganisation de l’armée, se rapprochent de l’organisme communal au moins en quelques points. Il n’est pas impossible que l’on accepte un jour les corps régionaux.

Quant aux rapports de la Commune avec les organisations religieuses et notamment avec l’Eglise dominante, l’ultramontaine, ils se sont dès la première heure ressentis du concours que les évêques et tout le clergé avaient donné avec le plus immoral empressement au gouvernement issu du Deux-Décembre. M. Darboy a payé pour M. Sibour et tous ces prêtres indignes qui ont salué un président de république parjure et meurtrier. Mais ce point de vue particulier mis à part, il reste qu’à cette date la démocratie tenait l’idée religieuse s’exprimant par le personnel et le culte comme incompatible avec le développement politique d’une démocratie et surtout l’éducation publique des générations nouvelles. Malgré l’habile évolution du successeur de Pie IX il paraît bien que cette conviction fondamentale subsiste dans le pays républicain. Les manifestations confuses et contradictoires qui viennent de se produire à l’occasion de l’élection du successeur de M. d’Hulst confirment plutôt qu’elles n’infirment cette impression.

Venons enfin à l’idée sociale du mouvement. Les écoles à cette date étaient moins accusées, moins conscientes qu’aujourd’hui. Mais la tendance et la volonté populaires sont très nettement en relief. La révolution du 18 mars a été ouvrière dans ses instruments; c’étaient les travailleurs qui la criaient et l’appuyaient; leur vote et leur fusil étaient à elle. Les deux mois de Commune ont été des journées ouvrières. Le but social est visible, moins le détail des moyens impossible à discuter au milieu du tumulte et de la fumée de poudre. Partout les démocraties ouvrières ont donné cette signification au mouvement; dans les grandes villes industrielles d’Allemagne et des États-Unis du Nord-Amérique comme dans les centres manufacturiers de l’Angleterre et de la Haute-Italie l’impression subsiste. Les gouvernements qui méconnaîtraient ce sentiment public et général feraient plus que fausse route; les nations et les gouvernements pour qui le souci des besoins de la démocratie ouvrière n’est pas d’ailleurs une préoccupation allant jusqu’à l’obsession ne peuvent vivre. Les prolétariats sont la base, les assises de tout grand peuple: il faut qu’ils soient sains et forts. Il n’aura pas tenu à la Commune que cette préoccupation ne soit la première entre toutes à la fin de ce siècle.

À ces points de vue divers et qui suffisent — il faut au reste savoir se borner — la traînée lumineuse laissée par la Commune de 1871 brillera un long temps à l’horizon, dans le présent et dans l’avenir.
Telle est, dans le calme et le sang-froid que donne ce long intervalle, mon impression dominante et mon appréciation définitive.
Je n’ajoute qu’un mot. La Commune a été un gouvernement et une révolution où l’on ne comptait pas les citoyens probes: ceux-ci étaient foule… Tel personnel gouvernemental républicain y eût pu à cet égard chercher et trouver des exemples dignes d’être imités.


M. Georges Renard [1847-1930]
actuellement directeur de la Revue socialiste.

Je vous envoie les renseignements que vous désirez, tout en me demandant si ces détails personnels sont de nature à intéresser le public. Peut-être après tout que l’histoire trouvera quelque chose à glaner parmi ces miettes du passé.

1re Question. — Mon rôle a été subalterne et obscur durant l’insurrection communaliste de 1871. J’avais 23 ans, j’étais encore élève à l’École normale supérieure et de plus, à la suite de la guerre où j’avais figuré comme engagé volontaire, j’étais atteint de rhumatismes qui m’ont rendu, pendant de longs mois, la marche difficile et douloureuse. Désireux de servir la cause populaire, selon mes forces, je fus mis en rapport avec Rossel par Léo Séguin, mon camarade de collège et de bataillon (celui-là même qui s’est fait tuer dans la campagne de Tunisie, alors qu’il était le correspondant du Télégraphe), et je fus attaché depuis le 9 avril, en qualité de secrétaire, au Cabinet du délégué à la guerre. Pour le dire en passant, nous nous trouvâmes là trois secrétaires du même nom: Georges, Jules et Charles Renard, source future de confusions sans fin pour les journaux et les Conseils de guerre. Mes fonctions me donnaient droit au grade de sous-lieutenant et à une paye de 5 francs par jour. Je restai au ministère de la rue Saint-Dominique, cinq semaines environ, occupé depuis le matin 9 heures jusqu’au soir 10 heures au service de la correspondance, quelquefois même obligé d’y passer la nuit pour recevoir les dépêches qui arrivaient de moment en moment. J’y vis défiler, comme les personnages d’une lanterne magique, trois délégués à la guerre, Cluseret, Rossel, Delescluze. Quand ce dernier arriva, il parut vouloir tenir en suspicion et à l’écart les hommes qui avaient eu la confiance de Rossel, alors poursuivi par ordre de la Commune. Le 13 mai, me sentant désormais inutile au poste modeste que j’occupais, je lui adressai par écrit ma démission et je me retirai chez mes parents qui habitaient à Paris, boulevard Port-Royal.
N’ayant plus dès lors ni grade ni fonction, n’appartenant à aucun corps, en outre suspect comme ami de Rossel et toujours souffrant, je n’eus pas l’occasion de prendre une part active à la suprême bataille, d’autant que le quartier où je résidais fut des premiers envahi par les troupes de Versailles. Les obus et les balles pleuvaient sur notre maison le soir même de l’entrée de l’armée régulière dans Paris, et je fus heureux d’échapper grâce à l’hospitalité qui me fut offerte par une famille amie, celle de M. Gaston Stiegler, aujourd’hui rédacteur à l’Écho de Paris.
J’errai ensuite d’asile en asile durant une huitaine de jours: après quoi, las de me cacher, pris de cette nausée de la vie qui fut commune alors chez les vaincus de la guerre civile, je rentrai tranquillement chez moi. Je ne devais être dénoncé et poursuivi que quatre mois plus tard: mais, quand on s’avisa de songer à moi, j’avais quitté Paris depuis plusieurs semaines et je pus, déguisé en polytechnicien, gagner la Suisse où j’appris, au bout d’un an et demi, que j’avais été condamné par contumace, pour usurpation de fonctions, à la déportation dans une enceinte fortifiée.
Au cours de la semaine sanglante, j’ai traversé quelques quartiers de Paris déjà occupés par les vainqueurs (sur la rive gauche et au centre). Voici les principaux souvenirs qui m’en sont restés: à côté du Collège de France, au pied d’un grand mur sale, des cadavres de femmes et d’enfants qui avaient été fusillés là; dans le square de la Tour Saint-Jacques, parmi les fleurs, la terre remuée et les vols de mouches bourdonnantes, des monticules d’où saillaient ça et là des têtes et des bras de fédérés qu’on y avait enfouis à la hâte; une fumée noire sortant de la Préfecture de police et les passants, dont j’étais, arrêtés et réquisitionnés, pour faire la chaîne et aider à éteindre l’incendie

2e Question — Mon opinion sur l’insurrection de 1871 ? — Je l’ai donnée tout au long dans mon roman: Un exilé, p. 21-24 (chez Ollendorff, 1893). Je l’ai redite en parlant dans la Petite République du livre de Lissagaray (Voir Critique de Combat, 3e série), je la résume en quelques lignes:
Tendances multiples et confuses: explosion de patriotisme exaspéré; indignation contre les incapables et les traîtres qui avaient rendu la défaite inévitable; réponse aux défis jetés à la démocratie par l’Assemblée dite nationale; révolte légitime contre ses décrets inexécutables ordonnant le paiement immédiat des loyers et des créances arriérés; coup de colère contre ses tentatives sournoises de restauration monarchique et cléricale; en même temps déchaînement de cette haine de classe, qui a été la cause essentielle de la capitulation de Paris, lors du premier siège, parce qu’elle a paralysé la défense par la peur des faubourgs, parce qu’elle a rendu également suspects l’un à l’autre le peuple et son gouvernement bourgeois; vagues essais d’un socialisme pris au dépourvu et d’avance étouffé entre l’armée allemande et l’armée de Versailles; tout cela se rencontre dans l’insurrection de 1871. Avec cela et à cause de cela, un désordre extrême, le manque d’une claire idée directrice, des hésitations sur la question grave de savoir si la révolution devait être surtout politique ou sociale, purement parisienne ou faite pour la France entière; de là des querelles, des défiances entretenues par la nuée d’espions que Versailles vomissait sur Paris; puis des violences ripostant aux violences préméditées d’adversaires sans scrupules; et, malgré tout, un souffle généreux, une aspiration puissante vers la justice, un effort pour pousser le monde en avant sur la route ardue où il chemine, une œuvre mêlée sans doute et en somme manquée, mais que les républicains sincères ne peuvent répudier en bloc sans ingratitude, parce que la Commune, en forçant ceux qui la combattaient à se dire républicains pour s’assurer le concours des grandes villes de France, a sauvé la République menacée de mort.
Personnellement je n’ai vu de près que ce qui se passait au ministère de la guerre. Parlerai-je de l’organisation militaire ? Elle fut étrangement défectueuse; elle n’exista guère que sur le papier. Rossel, qui, à mon avis, était, par son énergie et sa lucidité, le plus capable de la mener à bonne fin, fut entravé sans cesse par les querelles des partis dans l’Assemblée communale, par les rivalités entre les différents pouvoirs, par le manque à peu près complet de discipline, par la peur de la dictature militaire qui, au lendemain de l’Empire, hantait quantité de cerveaux. J’ai gardé l’impression que le nombre des soldats faisant le coup de feu dans les forts et en avant des fortifications a toujours été minime et je dirais presque que ce sont toujours les mêmes qui se sont fait tuer.
Je me rappelle en particulier les difficultés sans nombre auxquelles donna lieu le décret qui ordonnait l’enrôlement de tous les hommes valides de 19 à 40 ans: perquisitions le plus souvent inutiles ou odieuses, fuite par les fortifications où était organisé un véritable service d’évasion, intrusion dans tous les bureaux d’une foule de jeunes gens qui se réfugiaient là, en attendant de pouvoir quitter Paris, laissez-passer accordés à de soi-disant partisans de la Commune sous prétexte qu’ils voulaient aller travailler pour elle en province. Je ne puis songer sans un sourire de pitié à la mère d’un camarade d’école qui vint m’offrir, au ministère même, quelques flacons d’eau de Cologne, afin d’obtenir pour son fils un sauf-conduit ou une dispense de service.
Tous les matins je trouvais dans le courrier du délégué à la guerre une série de lettres remplies d’injures et de menaces, écrites parfois avec une orthographe douteuse et toujours fleuries d’épithètes de haut goût. J’en retrouve quelques-unes dans mes paperasses. Elles étaient naturellement anonymes ou signées de façon peu compromettante. « Mon nom est l’indignation », disait fièrement l’auteur de l’une. Une autre, adressée à Delescluze, se terminait ainsi: « Un enfant de Paris qui te méprise comme le fumier, quand il ne sert plus. » Il y était d’ordinaire question du courroux du ciel, de l’œil de Dieu, de punition mystérieuse qui devait paralyser l’âme et le corps « des misérables canailles ». Quelquefois la vengeance annoncée était moins surnaturelle. Je cueille cette phrase dans une lettre à Cluseret: « Fais attention quand tu passeras dans les Champs-Elysées. Un œil te surveille et un revolver aussi…… Ton rôle, ainsi que celui de tes acolytes, va bientôt finir et prenez garde à votre sale et ignoble peau… »
Les plans de défense, souvent saugrenus, parfois d’apparence sérieuse, arrivaient aussi en abondance. Au bas de quelques-uns flamboyait en caractères énormes le nom de Totleben, le fameux défenseur de Sébastopol.
Faute de mieux, je rassemble encore quelques-uns des petits faits dont j’ai été témoin.
Ceci s’est passé à plusieurs reprises. Un homme se présentait, portant les galons de commandant ou de colonel; il errait un jour ou deux dans les bureaux; puis il disparaissait et l’on apprenait que c’était un espion de Versailles.
Je revois le pauvre Millière, qui devait être assassiné sur les marches du Panthéon, comme partisan de la Commune, venant réclamer des armes qui avaient été saisies chez lui au cours d’une perquisition ordonnée par je ne sais plus quel Comité.
Je me souviens d’avoir, en compagnie de Beaufort qui fut tué pendant la semaine sanglante, gardé toute une nuit dans un salon du ministère, un officier du génie qui, trompé par l’obscurité et sa mauvaise vue, était venu se faire prendre du côté d’Issy dans une tranchée occupée par les troupes de la Commune; l’officier parut surpris d’être traité avec douceur et courtoisie, quand les prisonniers faits sur les Parisiens étaient ou fusillés ou accablés de coups et d’insultes; je ne sais ce qu’il est devenu dans la suite; mais, s’il vit encore, il se rappellera son joyeux étonnement.
J’ai entendu H. Stupuy, au nom de la Ligue des droits de Paris, puis Washburn et Kern, au nom des États-Unis et de la Suisse, venus, je crois, au ministère pour avoir des laissez-passer, demander au délégué à la guerre si l’on était prêt, du côté de la Commune, à accepter une conciliation. La réponse fut toujours oui. On sait comment ces tentatives de médiation se heurtèrent à l’implacable dureté de Thiers.

3e Question. — Quelle a été, selon moi, l’influence de la Commune sur la marche des événements et des idées ?
En France, je l’ai dit plus haut, son premier effet fut de maintenir et d’imposer la forme républicaine, forme qui, même aux trois quarts vide, à l’avantage de promettre et d’appeler un contenu vraiment démocratique.
Mais, au lendemain de l’épouvantable saignée qui priva le prolétariat parisien de ses éléments les plus énergiques, ses adversaires profitèrent de cet affaissement momentané pour tenter de ramener la France en arrière. Bien que le sang plébéien versé alors fût au sang bourgeois qui avait coulé dans la proportion d’un tonneau à quelques gouttes, il fut convenu que la Commune avait été composée de massacreurs, d’incendiaires, de bandits. La réaction cléricale et monarchiste joua fort habilement du cadavre et elle exploita, au profit de ses rancunes et de ses espérances, la légende rouge qu’elle avait faite.
Les essais de restauration du trône, le long séjour du gouvernement à Versailles, l’obstination de nos ministères successifs à tenir Paris hors du droit commun et à lui refuser ses libertés municipales, les organisations de pèlerinages à grand fracas, le vote décidant la construction sur la butte Montmartre, là même où l’insurrection avait commencé, d’un sanctuaire dédié au Sacré-Cœur, le coup d’État avorté du Seize-Mai, furent dus en grande partie à l’écrasement des partis d’avant-garde et au souvenir perfidement amplifié de leur redoutable soulèvement. Combien de fois n’a-t-il pas suffi, pour empêcher les réformes les plus anodines et les plus justifiées, de crier aux Chambres: Vous allez laisser faire la Commune légale !
On vit en même temps les théoriciens et les pamphlétaires de la bourgeoisie, Taine, Renan, Jules Simon, Maxime Du Camp, renier leurs velléités libérales d’autrefois, honnir la démocratie et le socialisme, répudier les principes et les traditions de la Révolution du siècle dernier; et dans les salons, les Académies, les Revues bien pensantes, les chaires universitaires, commença contre le XVIIIème siècle, contre l’esprit laïque, contre la science et la raison cette campagne qui dure encore et qui a valu succès mondains et faveurs officielles à toute une génération de critiques, de romanciers, de professeurs réactionnaires.
On peut dire aussi que la génération qui était en 1871 assez âgée pour voir les horreurs de la guerre civile, mais trop jeune pour partager la fièvre et les périls du combat, garda de cette sombre vision une mélancolie et un abattement profonds. Je croirais volontiers que ce pessimisme découragé, ce dégoût de l’action qui fut jusqu’à ces dernières années la maladie de la jeunesse pensante, est imputable en une certaine mesure à l’écœurement causé par ce réveil en pleine civilisation des pires férocités de la sauvagerie primitive.
Dans les rangs de la masse ouvrière, tout autre fut nécessairement l’effet produit ! Après une torpeur éphémère, il y eut propagation rapide d’un socialisme nouveau adapté aux besoins du moment, d’un socialisme inspiré de Marx, plus scientifique et plus précis, en même temps que plus sec et plus tranchant, raillant les appels à la fraternité, comptant avant tout sur la force, posant en principe la lutte des classes, hostile au sentiment comme à l’idée du droit, si bien que, lors de l’amnistie, les revenants de la Commune, nourris dans le socialisme français, furent plus d’une fois désorientés devant la façon différente dont ils retrouvaient posée la question sociale.
Il semble bien aussi que la défaite d’une insurrection si formidablement outillée ait fait comprendre à beaucoup de révolutionnaires, même des plus ardents, l’inefficacité d’un coup de main pour la transformation profonde d’une société, le peu d’utilité d’une révolution partielle et locale, la nécessité de s’unir et de s’organiser, de ne pas séparer la province et Paris, les ouvriers des villes et les travailleurs des campagnes (ceux qu’on appelait en 1871 les ruraux), l’urgence enfin d’avoir un programme net et pratique.
À l’étranger, le souvenir de la Commune fut, comme, en France, un objet d’effroi pour tous les privilégiés et un moyen de gouvernement dont usèrent abondamment les conservateurs. Mais les publications des exilés, la vie digne de la plupart d’entre eux, les dépositions des témoins oculaires qui racontèrent dans les journaux l’atrocité de la répression, ne permirent pas à l’histoire faussée, qui seule avait droit de circuler sur territoire français, de s’accréditer et de s’enraciner au dehors. Les prolétaires de tout pays ne se trompèrent pas sur le sens et la valeur du mouvement. Cette insurrection, qui leur apparaissait de loin dans un flamboiement grandiose et fantastique, éveilla leur sympathie et eut à leurs yeux l’éclat d’une aurore tragique annonçant le jour prochain où s’accomplirait une étape décisive sur le chemin de la justice sociale et de l’émancipation humaine.
Il se pourrait que ce jugement instinctif fût voisin de la vérité. À 26 ans de distance, le recul est encore insuffisant pour saisir dans leur ensemble toutes les conséquences que contenaient en puissance les événements d’alors. Mais l’insurrection de 1871 paraît bien n’être qu’un épisode de la grande lutte engagée de nos jours entre le peuple et la bourgeoisie. Elle a élargi et rendu sensible aux plus aveugles le fossé profond qui sépare deux classes, représentant deux régimes inconciliables; et la conséquence la plus grave de la Commune, c’est peut-être ce fait, de plus en plus visible que partout les groupes intermédiaires s’effacent pour laisser aux prises deux grands partis, voulant l’un conserver, l’autre changer la base économique de la société actuelle.


M. Élisée Reclus
Mon rôle pendant la Commune, a été nul officiellement. Je me suis trouvé dans la foule anonyme des combattants et des vaincus. Simple garde national dans les premiers jours de la lutte, puis, à partir du 5 avril et pendant un an, détenu dans les diverses prisons de Satory, Trébéron, Brest, St-Germain, Versailles, Paris, je n’ai pu me faire une opinion sur la Commune que par ouï-dire et par l’étude postérieure des documents et des hommes.

Dans les premières années qui suivirent la Commune, il me semblait que tous ceux qui avaient pris part au mouvement étaient solidaires, par le fait de la répression et des outrages subis en commun: je ne me fusse pas alors permis de porter un jugement sur les hommes qui, à mon avis, avaient été peu dignes de la cause défendue par eux. Mais le temps est venu de dire la vérité, puisque l’histoire impartiale commence à se faire et qu’il s’agit de recueillir des enseignements en vue des événements futurs. Je puis donc affirmer que, pendant les premiers jours de la Commune, l’organisation militaire fut aussi grotesque, aussi nulle qu’elle l’avait été pendant le premier siège, sous la direction du lamentable Trochu. Les proclamations étaient aussi ampoulées, le désordre aussi grand, les actes aussi ridicules.

Qu’on en juge par ce simple fait: le général Duval, qui se trouvait sur le plateau de Châtillon avec 2.000 hommes, dépourvus de vivres et de munitions, et qu’entourait la foule grandissante des Versaillais, avait instamment demandé du renfort. On battit le rappel dans notre arrondissement, autour du Panthéon, et, vers 5 heures, environ 600 hommes étaient rassemblés sur la place. Pleins d’ardeur, nous désirions marcher immédiatement au feu, en compagnie des autres corps envoyés des quartiers méridionaux de Paris, mais il paraît que ce mouvement n’eût pas été conforme aux précédents militaires, et l’on nous dirigea vers la place Vendôme où, privés de toute nourriture, de tout objet de campement, nous n’eûmes, pendant plus de la moitié de la nuit, d’autre réconfort que d’entendre chanter dans le ministère voisin les brillants officiers du nouvel Etat-Major: « Buvons, buvons à l’Indépendance du Monde ! »

À 2 heures de la nuit, un ordre du général fait quitter à notre troupe, déjà bien diminuée par la désertion, l’abri précaire de la place Vendôme et l’on nous mène à la place de la Concorde, où nous essayons de dormir sur des dalles, jusqu’à 6 heures du matin. C’est alors qu’on nous dirige vers Châtillon, les os rompus par ce premier bivouac et sans nourriture aucune. Pendant la marche, notre petite bande se fond encore et, partis 600 la veille, nous arrivons 50 sur le plateau, une demi-heure avant que les troupes versaillaises, feignant de passer en armes à la cause de la Révolution, se fassent aider à l’escalade des remparts, aux cris répétés de « Nous sommes frères ! embrassons-nous, vive la République ! » Nous étions prisonniers, et tous ceux que l’on reconnaissait à leur uniforme ou à leur allure comme ayant été soldats, tombèrent fusillés, près de la clôture d’un château voisin.

D’après ce que mes compagnons m’ont raconté, j’ai lieu de croire qu’en d’autres faits de guerre nos chefs empanachés, du moins ceux qui commandèrent les premières sorties, firent preuve de la même inintelligence et de la même incurie. Peut-être le Gouvernement de la Commune eut-il plus de capacité en d’autres matières; en tout cas, l’histoire dira que ces ministres improvisés restèrent honnêtes en exerçant le pouvoir. Mais nous leur demandions autre chose: d’avoir le bon sens et la volonté que comportait la situation et d’agir en conséquence. N’est-ce pas avec une véritable stupeur qu’on les vit continuer tous les errements des gouvernants officiels: garder tout le fonctionnarisme, en changeant simplement les hommes, maintenir toute la bureaucratie, laisser tous les gens d’octroi fonctionner dans leurs guérites et protéger chaque jour le convoi d’argent que la Banque expédiait à Versailles. Le vertige du pouvoir et l’esprit de niaise routine les avaient saisis, et ces hommes, tenus d’agir héroïquement et de savoir mourir, eurent l’inconcevable et honteuse naïveté d’adresser aux puissances des notes diplomatiques en un style qu’eussent approuvé les Metternich et les Talleyrand. Ils ne comprirent rien au mouvement révolutionnaire qui les avait portés à l’Hôtel de Ville.

Mais ce que ne firent pas les chefs, la foule sans nom sut le faire. Ils furent nombreux, 30.000, 40.000 peut-être, ceux qui moururent autour de Paris pour la cause qu’ils aimaient. Ils furent nombreux aussi ceux qui, dans l’intérieur de la Ville, tombèrent sous la décharge des mitrailleuses en criant: « Vive la Commune ! » On sait par les débuts de l’Assemblée Versaillaise que ce peuple égorgé sauva par son attitude, la forme républicaine du gouvernement français. Toutefois la présente république, bonne à tout faire pour le service du tsar et du kaiser, est tellement éloignée de toute pratique de liberté, qu’il serait puéril d’éprouver de la reconnaissance envers la Commune pour ce vain mot qu’elle nous a conservé. Elle a fait autre chose. Elle a dressé pour l’avenir, non par ses gouvernants mais par ses défenseurs, un idéal bien supérieur à celui de toutes les révolutions qui l’avaient précédée; elle engage d’avance ceux qui veulent la continuer, en France et dans le monde entier, à lutter pour une société nouvelle dans laquelle il n’y aura ni maîtres par la naissance, le titre ou l’argent, ni asservis par l’origine, la caste ou le salaire. Partout le mot « Commune » a été compris dans le sens le plus large, comme se rapportant à une humanité nouvelle, formée de compagnons libres, égaux, ignorant l’existence des frontières anciennes et s’entr’aidant en paix d’un bout du monde à l’autre.


M. Jean Grave [1854-1939, anarchiste proche de Kropotkine, signataire en 1916 du Manifeste des Seize qui se ralliait à l'Union sacrée; ndc]
directeur des Temps nouveaux, qui n’a pris aucune part à la Commune; mais dont il nous a paru curieux de recueillir l’opinion, — celle d’un révolutionnaire d’aujourd’hui sur les révolutionnaires d’alors.

Ce que je pense de l’organisation parlementaire, financière, militaire et administrative de la Commune se résume en très peu de mots.
Elle a été trop parlementaire, financière, militaire, administrative et pas assez révolutionnaire.
Pour débuter, alors que, tous les jours, les bataillons de fédérés se réunissaient à leurs lieux de rendez-vous, attendant les ordres pour marcher sur Versailles, mouvement dont l’urgence éclatait aux yeux de tous, le Comité Central, sous prétexte qu’il n’avait pas de pouvoirs réguliers, ne pensa qu’à organiser les élections alors que l’armée de l’ordre se reformait à Versailles.
La Commune, élue, s’occupa de faire des lois, des décrets, qui, pour la plupart, restèrent inexécutés, parce que ceux qu’ils visaient s’aperçurent que la Commune légiférait beaucoup, mais agissait peu.
Révolutionnaires !… ils croyaient pourtant l’être, mais en mots et en parade, seulement; ils l’étaient si peu, en réalité, que, même investis des suffrages des Parisiens, ils se considérèrent toujours comme des intrus au pouvoir.
Ils manquaient d’argent, alors que des centaines de millions dormaient à la Banque, et il leur aurait suffi de lancer contre elle deux ou trois bataillons de gardes nationaux pour faire rentrer en l’ombre le marquis de Plœuc qui les berna si facilement.
Ils votèrent la loi sur les otages et n’osèrent jamais l’exécuter, alors que Versailles continuait à massacrer les fédérés qui lui tombaient entre les mains.
Je ne dis pas qu’elle aurait dû fusiller les quelques gendarmes ou prêtres obscurs qu’elle avait entre les mains. Versailles s’en souciait fort peu, les otages sérieux étaient hors d’atteinte; mais elle avait le cadastre, le bureau des hypothèques, les officines des notaires, tout ce qui régularise la propriété bourgeoise; si, au lieu de menacer, la Commune avait fait flamber toute la paperasse, s’était emparée de la Banque, les mêmes bourgeois qui insultaient les fédérés prisonniers auraient forcé Thiers à leur venir faire des excuses.
C’est que, en révolution, la légalité est non seulement une blague mais une entrave, elle ne peut servir que les partisans de l’ordre de choses que l’on veut détruire. Ce ne sont pas des discours, des paperasses ni des lois qu’il faut en période révolutionnaire, mais des actes.
Au lieu de voter la déchéance des patrons en fuite, il fallait, de suite, mettre leurs ateliers en possession des travailleurs qui les auraient fait marcher. Et ainsi en toute chose: au lieu d’une loi, d’un décret, qui restait à l’état de lettre morte: un fait ! On l’aurait alors prise au sérieux.
Ils voulurent jouer au soldat, parader, en uniformes d’officiers jacobins, comme si les révolutionnaires devaient faire la guerre disciplinée.
Attaqués par le gouvernement de Versailles, il fallait se contenter de se défendre, mais ne lâcher le terrain que pied à pied, miner terrain et maison de façon à ce que chaque pas en avant des soldats de l’ordre fût l’équivalent d’une défaite pour eux.
Non, même acculés dans Paris on voulut encore faire de la stratégie: on dressa d’énormes barricades qui, braquées pour faire face à un point désigné, furent tournées par l’ennemi. — Imprenables de face elles laissaient leurs défenseurs à découvert par derrière ! C’était si facile de créneler les maisons, de faire de chacune d’elles une forteresse, et de ne la lâcher qu’après l’avoir incendiée ou fait sauter. La Commune respecta la propriété ! Versailles, son défenseur, moins scrupuleux, n’hésita pas à éventrer les maisons lorsqu’il fallait tourner une barricade.
Maintenant, il faut le dire, les hommes de la Commune ne sont pas responsables de ce qui n’a pas été fait. Ils étaient de leur époque, et, à leur époque, s’il y avait un vague sentiment de socialisme, chefs, comme soldats, personne n’avait d’idées nettement définies, de sorte qu’il était fatal que tout le monde pataugeât dans l’incertitude.
Triomphante, la Commune serait devenue un gouvernement comme tous les autres; il aurait fallu une révolution nouvelle pour la mettre par terre. Vaincue, elle a synthétisé toutes les aspirations prolétariennes, et donné l’impulsion au mouvement d’idées dont à l’heure actuelle nous sommes tous le produit.


Mlle Louise Michel

Pendant 26 ans on a parlé des victimes de la Commune ! À peu près soixante dont on sait les noms. — Ses morts, à elle, sont sans nombre; Paris fut un immense abattoir dans lequel après huit jours d’égorgement les vols de mouches des charniers arrêtèrent les tueries — on craignait la peste.
Les morts de la Commune pendant la semaine sanglante ne peuvent être évalués, ils ont été enfouis partout, dans les squares, sous les pavés des rues, dans les puits, dans les tranchées creusées au temps des Prussiens; dans celles des cimetières, dans les casemates, où ils furent brûlés; on en apportait par voitures au champ de Mars où ils furent également brûlés: la cendre n’en fut point recueillie dans des urnes, les vents qui l’ont emportée ne diront ni les noms ni le nombre.
Ainsi la Commune qui avait attendu naïvement l’attaque de Versailles et qui n’avait pas enfoncé le pieu au cœur de pierre du vampire, la Banque, la Commune expia sa générosité;
Mais invaincue sous les flammes vengeresses de l’incendie, elle renaîtra plus forte, car elle avait compris combien sont inutiles les changements politiques qui mettent des hommes en place d’autres hommes; elle savait que le vieux monde parlementaire ne donnera jamais que ce qu’il fit au 4 septembre, il l’a prouvé depuis. Toute révolution, maintenant, sera sociale et non politique, c’est le dernier souffle, l’aspiration suprême de la Commune dans la grandeur farouche de ses noces avec la mort.
Les armées de la Commune comptaient peu d’hommes connaissant ce qui s’appelle le métier de la guerre, mais tous étaient également braves. Cluseret, La Cecilia, Dombrowski, Rossel étaient presque les seuls généraux venant de l’armée, mais l’enthousiasme, le mépris de la mort ont une grande valeur, quand le nombre des combattants est relativement petit, il fut quelquefois si restreint, à Ivry, à Clamart, à Neuilly que ce fut une chance extraordinaire que l’ennemi ne s’en doutât pas. — C’est avec cette sorte de combattants qu’il eût fallu enlever la situation dès les premiers instants; — déjà perdue, la ruche fédérée arrête pendant huit jours la plus formidable armée qu’ait déployée la troisième république.
Ce n’était pas l’heure du parlementarisme et la Commune n’eut jamais à se louer des séances où elle en fit, quoiqu’elle comptât des hommes éloquents, tels que le vieux Pyat, Vallès et tant d’autres. Majorité et minorité se trouvèrent réunies, à l’heure suprême, dans une même grandeur de sacrifice.
Vous me demandez, chers camarades, quel a été mon rôle du 18 mars à la fin de mai 1871. Je suis partie avec les compagnies de marche de la Commune, dès la première sortie; je faisais partie du bataillon de Montmartre et je me suis battue dans les rangs comme un soldat, j’ai pensé qu’en conscience c’était ce qu’il y avait de plus utile à faire — j’ai nécessairement continué dans Paris comme les autres, jusqu’à ce que les Versaillais ayant arrêté ma mère pour la fusiller à ma place, je sois allée la faire mettre en liberté (malgré elle) en réclamant cette place pour moi.
J’ai raconté bien des fois comment pendant le voyage de Calédonie je suis devenue anarchiste, et il me semblait les événements de cette époque loin de nous comme de mille années, quand on s’est remis à parler de la Commune et à nous interroger, nous qui sommes pareils à des ombres, ayant passé à travers tant de morts; l’heure serait-elle venue où le spectre de mai se lèvera ?
Londres.

 
[...]


M. Edmond Bailly [1850-1916]
actuellement éditeur (Librairie de l’Art Indépendant).

Le 18 mars me surprit simple volontaire au 214e bataillon de marche, l’un de ceux composant le régiment commandé par Rochebrune, mort, comme vous savez, à Buzenval. Le rôle qui m’incomba fut donc celui de combattant; je m’abstins, même, de toute visite à Léo Fraenkel, un bon camarade que la Commune avait fait ministre et que je retrouvais, plus tard, à Londres où il avait repris son délicat métier d’orpailleur. Des souvenirs personnels, sur cette douloureuse époque, il m’en est resté de quoi faire un livre. J’appuirai seulement sur ce que j’ai vu de très près, sur ce qui est là, sous mon front, comme une ineffaçable page rouge.

La guerre avait passé, vision chimérique; l’étranger nous guettait des hauteurs de nos forts livrés; la ville meurtrie, avec son cœur béant et ses rues ensaignées, flammait insulteuse au vainqueur. Adossé au tombeau du duc de Morny, d’un point culminant où les artilleurs de la Commune avaient installé à la hâte quelques pièces dont le tir continu ajoutait, encore, à l’effet inimaginable du tableau, je contemplais. Là-bas, sur la gauche, c’est Bercy, ce sont les Magasins Généraux, c’est l’Hôtel de Ville, qu’un manteau de flammes enveloppe; voici les Tuileries, le Palais-Royal, la Légion d’Honneur, le Conseil d’État, la Cour des Comptes que le feu lèche, caresse, enlace déjà. Les flammes s’étrécissent, s’allongent, serpentent, montent vers le ciel sombre, puis, soudain, retombent en larges plaques où les ors, où la pourpre, où les joyaux flamboient, pour s’élancer encore insolentes et railleuses. On dirait d’un immense foyer, où le peuple, alchimiste moderne, a jeté sceptres et couronnes, hermines et manteaux royaux, certain d’en voir sortir un jour sa pierre philosophale, hélas ! la Liberté. Devant tout cet éclaboussement de lumière sur les impassibles ténèbres, je songe…

Hier, avant-hier peut-être, que sais-je, enfin, dans la monotonie des jours, j’ai vu, dormant son sommeil éternel, un des plus vaillants chefs militaires de la revendication sociale. Blond, petit, les traits fins et réguliers, la physionomie douce et calme dans la mort, le ventre troué par une balle versaillaise, Dombrowski gît étendu sur une civière en attendant l’inhumation qui va le dérober, pour l’instant, du moins, à la haine de ses vainqueurs. Le hasard a conduit mes pas vers l’entrée du cimetière, j’ai suivi les groupes et mes yeux cherchent l’au-delà sur la face éteinte du général polonais. Il y a longtemps que je suis là, sans doute, à regarder, immobile autant que le cadavre; quelqu’un me touche l’épaule, je sors de ma torpeur, je m’étonne, je questionne du geste au milieu du glacial silence que je n’ose troubler. Je sais, maintenant, on a demandé des couvertures pour l’ensevelissement, je n’avais pas entendu: je détache la mienne que je porte en bandoulière, un autre éclaireur de mes camarades en fait autant, nous sommes, du reste, les seuls de la peu nombreuse assistance qui ayons sur nous de quoi improviser un suaire. Chacun a baisé au front le brave Dombrowski, on l’emporte, nous suivons: il ne me parait pas que c’est un homme, mais une idée, un principe que nous allons enterrer; c’en est fait de la Commune de Paris, c’en est fait de nous. — Ce sentiment qui est dans tous les cœurs, dans tous les esprits, Vermorel, l’exprime en un discours où sanglote la désespérance infinie, encore qu’il se roidisse de toute sa volonté, de toute la nôtre contre l’évidence d’un proche et terrible dénouement.

L’insurrection de 1871 restera, quoi qu’on fasse, l’un des plus nobles mouvements de l’âme humaine. Jamais gouvernement, — si l’on peut dire que celui de la Commune en fut un, — n’a eu à sa disposition une somme pareille d’intelligence, de savoir, de dévouement. La décision seule manqua parmi ces hommes qui, tous, ou à peu près, surent mourir. D’organisation, il n’y en eut jamais: un bataillon obtenait un ordre de l’Hôtel de Ville, puis se débrouillait sans qu’on s’en occupât autrement. Au point de vue militaire; l’assemblée communale eut la faiblesse de se laisser circonvenir par une tourbe de parasites galonnés qui ne commandèrent guère que les gueuletons tant reprochés aux chefs fédérés. Et durant que la clique des colonels sans soldats festoyait rue de Rivoli, une poignée de braves, toujours la même, tenait tête à l’armée de Versailles, à Neuillv, à Issy, à Vanves, à Montrouge, puis, dans la rue, derrière les barricades où les galons s’étaient, comme par enchantement, envolés.

La répression fut effroyable. Une horde de bêtes féroces s’était abattue, ivre, sur Paris; et c’est une honte pour l’humanité tout entière que soient inscrites au livre de l’Histoire les monstrueuses journées de Mai. Au hasard, on appréhendait les passants pour les traîner, sans jugement, au mur d’exécution: un képi de garde national imprudemment conservé, des godillots aux pieds, une tête antipathique à quelque Ramollot, suffisaient pour attirer l’attention fatale des brutes versaillaises. Puis, la tuerie, s’arrêtant faute de victimes à immoler, les vainqueurs s’ingénièrent aux plus sauvages distractions. Par le soupirail d’une cave où il s’était réfugié, le peintre André Gill assista, fou d’horreur, au hideux spectacle de lignards joûtant à qui laisserait tomber avec le plus d’adresse la pointe de son sabre-baïonette dans l’œil vitreux des morts étendus sur le sol ! Ceci m’a été raconté par Léon Cladel qui tenait le fait de la bouche même du malheureux artiste dont la raison ne se remit point de cette diabolique vision…

La pensée essentiellement libertaire qui anima les hommes du 18 mars a-t-elle été anéantie avec le gouvernement de la Commune ? Non certes ! L’énorme poussée, acquise aujourd’hui, vers une synthèse sociale qui effacera les frontières, transformant l’Europe belliqueuse en une grande nation pacifique, est cet abrisseau que plantèrent, voilà 26 ans, les martyrs fédérés.


M. le général de Galliffet [1830-1909]
Monsieur,
Je suis dans l’impossibilité de répondre aux questions que vous me faites l’honneur de me poser.
Veuillez croire, Monsieur, à mes sentiments distingués.