Ni rouge, ni noir, ni vert. L'autonomie rejette partis,
syndicats et toute forme de gestion et de pouvoir.
Rassembler des foules sous un même drapeau
trouve toujours son origine dans une imposture.
Seule une révolution mettra fin à un système
dont l'obsession de l'argent entraine l'humanité
vers la catastrophe.
>> Toutes les rubriques <<
· 37 - Lointains échos dictatures africain (392)
· 00 - Archivage des brèves (767)
· .[Ec1] Le capitalisme en soins intensifs (548)
· 40 - Planète / Sciences (378)
· 10 - M-O. Monde arabe (381)
· . Histoires et théories du passé (217)
· 20 - Japon, Fukushima (236)
· .[Ec2] Métaux, énergies, commerce (251)
· 24 - USA (297)
· 19 - Chine [+ Hong Kong, Taïwan] (315)
Date de création : 10.03.2011
Dernière mise à jour :
10.09.2025
8561 articles
Califat et barbarie: En attendant Raqqa
par Tristan Leoni
DDT21 - juillet 2016
https://ddt21.noblogs.org/?page_id=1030
Ce texte fait suite et prolonge Califat & Barbarie, texte publié sur le blog DDT21 en deux épisodes en novembre et décembre 2015, considérant cette fois moins le l’État islamique lui-même que le sort de ses voisins immédiats, rebelles syriens, forces kurdes ou habitants cherchant à fuir cette zone de chaos.
« Serons-nous vaincus, et vous victorieux, si vous prenez Mossoul, Raqqa ou Syrte ? Bien sûr que non. La défaite, c’est de perdre le goût du combat »(Abou Mohammed al-Adnani, porte-parole de l’EI, mai 2016)
« Il me faudrait des prolétaires de location, mais je ne sais pas où les trouver » (Nikolaï Erdman, 1925)
L’État islamique (EI) reculant sur tous les fronts et Raqqa, sa capitale politique, semblant sur le point de tomber aux mains des forces armées réunies de la liberté, de la démocratie, de la laïcité et peut-être même du féminisme. C’était fin 2015, mais 8 mois plus tard c’est toujours le cas. Mais si le Califat n’en finit pas de mourir, la situation a évolué et une page se tourne.
1 / Si vis pacem…
La question a toujours été celle de la volonté. Celle des pays impliqués dans la crise irako-syrienne d’en finir ou pas avec l’EI. C’est aujourd’hui le cas, on est passé d’une politique de containment à celle du roll-back. Chacun a trouvé de bonnes raisons pour faire de l’EI l’ennemi principal: mettre un terme à des agissements devenant trop gênants; nécessité politique de réagir à des attentats (Liban, Sinaï, France) (1); ne pas laisser le champ libre aux autres puissances, etc. Le sort des populations locales, on l’aura compris importe ici assez peu.
Bachar El Assad espère profiter de l’aubaine. Son armée, l’Armée arabe syrienne (AAS), a repris l’offensive et le contrôle de la plus grande partie de la Syrie « utile ». Elle bénéficie du soutien de diverses milices confessionnelles et politiques, du Hezbollah libanais et surtout de l’appui massif et direct de la Russie. Autre allié de poids, l’Iran qui a fait un retour officiel dans le concert des nations en tant que puissance régionale après la levée des sanctions en janvier 2016 (suite à l’accord de juillet 2015 sur son programme nucléaire).
Bien que menant surtout une guerre par proxy via les YPG et les milices chiites, les États-Unis s’impliquent toujours davantage en termes de troupes au sol en Irak comme en Syrie. Un déploiement qui n’est pas toujours apprécié par les populations locales. Les pays qui avaient un temps essayé d’instrumentaliser l’EI (Turquie et pays du Golfe) ont depuis longtemps misé sur d’autres groupes et l’opposition syrienne, ne l’oublions pas, a été priée de ne plus exiger le départ d’Assad comme préalable à des négociations.
C’est que le temps d’une résolution politique, diplomatique et militaire de la crise syro-irakienne se profile. Mais l’objectif commun, en finir avec le Califat, ne fait pas une stratégie, encore moins un projet pour l’après-guerre. Ici les intérêts diffèrent ou s’opposent, et régler un problème risque d’en faire émerger d’autres. Déjà, sur le terrain, une fois l’EI expulsé, les tensions entre représentants autoproclamés de communautés sont sensibles. Quant aux exactions à l’encontre des populations arabes sunnites elles passeraient presque pour secondaires dans ce chaos si elles n’auguraient pas de tristes lendemains. Il ne manquera par conséquent pas de braises sous les cendres.
L’Irak se dirige vers un retour au statu quo ante, c’est-à-dire la domination politico-militaire chiite et kurde sur le pays et l’humiliation des populations sunnites. En Syrie c’est un round final de négociations qui se dessine avec peut-être à terme un complet cessez-le-feu, un gouvernement d’union nationale et, dans quelques années, après des élections, Assad prenant sa retraite en Russie. Chacun met donc les bouchées doubles pour arriver en force à cette table où le pays sera découpé en zones d’influences. On cherche en particulier à rendre géographiquement cohérentes les zones contrôlées, à faire que situation militaire et projets politiques s’ajustent enfin. Par exemple en créant une région autonome sous influence turque dans le nord du pays, d’où les affrontements pour le contrôle d’Alep qui pourrait en être la capitale. La carte des combats, jusqu’ici en peau de léopard, tend à se simplifier.
La trêve entre régime et rebelles, entrée en vigueur en février 2016 dans certaines régions, est en partie respectée et permet aux troupes loyalistes de se concentrer contre l’EI et les islamistes les plus radicaux comme Al-Nosra (la branche syrienne d’Al Qaïda). En position de force, le régime a relancé un processus de « réconciliation » passant par la signature d’accords locaux avec de petites zones rebelles encerclées depuis des mois voire des années et à bout de souffle: cessez-le-feu, dépôt des armes, puis amnistie des rebelles. Un retour à la normale baasiste supervisée par l’ONU et la Russie.
Il est sans doute temps de choisir, une dernière fois, le bon camp: d’où les ruptures d’alliances, retournements et changements d’étiquettes, de noms et de drapeaux pour de nombreux groupes armées. Car en Syrie c’est à une curée chaotique que se livrent les parties prenantes sur la dépouille en peau de chagrin du Califat.
2 / Trouble dans le Califat
Fidèles à leur réputation: les Russes bombardent avec tant de brutalité (sic) qu’on en vient à croire qu’ils ne visent qu’hôpitaux et boulangeries; les Occidentaux ne sont que prudence, précision et délicatesse (2). Depuis plusieurs mois, c’est donc sous les bombes des aviations américaines et russes, que les troupes de l’EI affrontent une bien étrange coalition: l’AAS (et ses alliés), les YPG-FDS, Al-Nosra (et d’autres groupes islamistes), l’armée irakienne (en reconstruction), diverses milices chiites et des forces spéciales de 10 ou 15 pays différents ! La partie étant militairement perdue, le Califat a choisi de la faire durer. Il a abandonné les zones rurales faiblement peuplées et s’est replié là où résister est plus aisé (massifs montagneux) ou réellement stratégique, certaines villes dont il fait chèrement payer la prise. A ce jour, ses capacités militaires lui permettent encore de mener des contre-offensives là où on ne l’attend pas, et d’intensifier ses opérations de type terroriste.
En Irak, la reprise des villes sunnites suit toujours un même schéma: bombardements, encerclement, siège en règle (quitte à affamer la population) (3), tentative de retourner les tribus contre l’EI, assaut prudent avec emploi massif de forces spéciales (armée, police) et de milices chiites et, enfin, vaste opération policière. Ramadi est ainsi prise en février 2016 après 2 mois de combat de rue, Fallujah en juin au bout d’un mois. Le schéma est difficilement applicable à Mossoul, ville de plus de 2 millions d’habitants, qui a accueilli les troupes de l’EI en libérateurs il y a 2 ans. Plutôt que de livrer leur cité (et leur commerce) à la destruction, il est probable que les édiles et chefs tribaux, tout comme ils l’ont fait en 2014 avec les militaires chiites, demanderont aux soldats de l’EI de se retirer… et qu’ils refuseront, n’ayant plus guère d’endroit où se replier.
Un État ne peut pas tenir uniquement par la répression. Comme nous l’avons écrit, si l’EI a réussi à obtenir l’adhésion d’une partie de la population, des chefs de tribus et notables locaux c’est en apportant la sécurité et l’ordre nécessaires à la reprise d’une activité économique, et en améliorant le ravitaillement (4). Les bombardements visent donc à détruire ses capacités économiques et gestionnaires (infrastructures logistiques, centrales électriques, etc.), le coupant progressivement d’une partie de son soutien populaire et contribuant à accélérer sa chute. De ce point de vue la structure étatique de l’EI est sans doute aujourd’hui en complète déliquescence. « L’“État” Islamique a perdu du terrain en Syrie et en Irak et donc contrôle moins de populations. L’“impôt” prélevé rentre moins bien puisqu’il a moins de “contribuables”. Quant aux sommes colossales saisies dans des établissements financiers lors des différentes conquêtes, particulièrement en Irak, c’est un peu comme les héritages, ils s’épuisent petit à petit. Il faut dire que gérer un “État”, ça coûte cher » (5). Les salaires des fonctionnaires et les allocations ont été réduits, les taxes augmentées. Le temps d’une « économie » de guerre de prédation est revenu. Coupé du reste du monde, l’EI doit gérer en interne les flux de réfugiés fuyant combats, bombardements et pénurie alimentaire tout en ravitaillant prioritairement ses combattants. L’instauration de la conscription dans certains secteurs contribue également à la désaffection de la population alors que les exécutions de déserteurs (y compris de volontaires étrangers) se multiplient.
Le Califat est né et a prospéré sur l’effondrement de deux États mais aujourd’hui c’est lui, en tant qu’entité étatique implantée à cheval sur la frontière syro-irakienne, qui est en train de disparaître. Son attrait principal, la puissance, ayant disparu, restera la légende: celle qu’il s’est évertué à forger par sa propagande et son discours eschatologique (confirmé par la création d’une coalition planétaire contre lui). Restera aussi, pour ceux qui y avaient cru ou avaient bénéficié de ce régime, notamment chez les sunnites irakiens, une rancœur que l’EI continuera d’exploiter, même réduit à un réseau de guérilla local et international (6).
Cherchant à comprendre comment fonctionnait le Califat, comment y vivaient au quotidien 8 à 10 millions d’habitants, nous n’avions pas évoqué jusqu’ici les wilayas (gouvernorat) « extérieures » de Libye, du Yémen, d’Égypte ou d’Afghanistan. Des unités militaires ayant fait allégeance à l’EI y contrôlent plus ou moins quelques zones ou localités sur le mode traditionnel de la guérilla, mais ne sont pas en mesure d’y instaurer une administration stable.
Exception notable, la Libye avec la tentative d’y transposer le modèle social de l’EI. En octobre 2014, après trois ans de guerre civile, un groupe implanté autour de Syrte, l’ancien fief du clan Kadhafi, fait allégeance au Calife Al-Baghdadi. Profitant de la marginalisation que subit la ville suite à la « révolution », il noue des alliances avec diverses tribus locales et milices armées et, progressivement, étend son contrôle sur une bande côtière de 200 km ainsi que, brièvement, sur la ville de Derna en Cyrénaïque. Un tribunal islamique et une police des mœurs y sont instaurés ainsi que les strictes règles de vie qui prévalent à Raqqa. Mais la fuite d’une grande partie des 120.000 habitants a complètement désorganisée la vie quotidienne. La route de la Syrie devenant de plus en plus difficile, la ville voit par contre affluer des milliers de combattants étrangers dont beaucoup de Tunisiens. Le discours antiraciste de l’EI est néanmoins à la peine car les djihadistes subsahariens (Somaliens, Sénégalais, Soudanais, etc.), très nombreux, sont mal acceptés par la population locale.
Les pays occidentaux ne souhaitant pas que se renouvelle l’expérience étatique califale en Afrique du Nord et qu’elle se propage à la Tunisie ou l’Algérie, une nouvelle intervention militaire internationale avait été envisagée. Elle aurait permis au passage de (tenter de) régler des questions préexistantes à l’implantation de l’EI comme celle de la régulation des flux de migrants (des négociations étaient en cours depuis 2008 avec Kadhafi à ce sujet) ou de l’exploitation pétrolière. Mais la solution trouvée, moins coûteuse et plus simple car ne nécessitant pas de réelle stratégie à long terme, a été d’appuyer, avec forces spéciales et bombardements, les milices islamistes locales ennemies de l’EI. A l’heure où nous écrivons ces lignes, et après 2 mois de combats, les derniers défenseurs de Syrte se battent encore, bien que sans espoir, dans quelques quartiers du centre-ville. D’autres continueront probablement à lutter au nom du Califat plus au sud, dans le désert.
3 / « Rojava » ?
La Syrie comprenait avant guerre plusieurs zones discontinues de peuplement kurde le long de la frontière turque: Jazira, Kobane et Afrin, trois « cantons » d’un territoire nommé par certains « Rojava », « l’ouest » en kurde, « Kurdistan occidental » par extension. La population kurde était alors évaluée entre 1,5 et 3 millions de personnes, mais beaucoup d’entre elles, peut-être même la majorité, vivaient à Alep et Damas. Une population discriminée par les Assad mais que l’alliance entre le régime syrien et le PKK (de 1979 à 1998 afin de déstabiliser la Turquie) permettait de maintenir dans le calme. Il faudra attendre 2003 pour que le PKK créé une branche syrienne, le PYD, sans grande implantation. La zone connaîtra en 2004 une importante révolte populaire contre les discriminations.
En 2011 les manifestations hostiles au régime y sont massives, et les considérations communautaires sont, contrairement à 2004, reléguées au second plan. Jouant la carte de la communautarisation le régime accorde en avril la nationalité syrienne à 150 000 Kurdes qui en étaient privés depuis 1962 et libère des militants du PYD emprisonnés. Le parti fait alors son apparition dans le nord de la Syrie, avec notamment le retour d’exil de son dirigeant Salih Muslim Muhammad gracié par Damas (7). En juillet, le régime retire militaires et policiers des 3 cantons et les redéploie dans le reste du pays où ils participent à la répression. Le parti kurde prend alors possession, sans violence, des localités et bâtiments abandonnées. Dans ces zones, la contestation anti-Assad et pro-démocratique prend aussitôt fin (8) et le PYD commence l’application de son programme, le « confédéralisme démocratique » (9).
Trois ans plus tard, grâce à la médiatique bataille de Kobane, une partie de l’extrême gauche et des anarchistes français découvre le Rojava. Selon une logique militante déjà vue (Algérie, Nicaragua ou Chiapas), ils y détectent une réelle ou potentielle révolution et se lancent dans un soutien exalté. Ce processus n’est pourtant que la version postmoderne d’un banal mouvement de libération nationale, avec ses inévitables tares, mais visant ici à l’instauration d’une démocratie de type occidental mâtinée de participation citoyenne. Le PYD ne s’y trompe pas et cherche plutôt un soutien social-démocrate (PS, PC ou EELV pour la France). Une de ses particularités aura été de jouer sur la fibre féministe des Occidentaux en mettant systématiquement en avant, pour les journalistes, des femmes combattantes (qui, un œil attentif le remarquera, sont en réalité très rares en première ligne).
Nous ne reviendrons pas ici sur le caractère bien peu libertaire de ce parti et du régime du Rojava, ni sur ce prétendu processus révolutionnaire, les critiques ont été nombreuses (10). La mode du Rojava est retombée mais a fait des dégâts en milieu militant (11). Il est par exemple malaisé de dénoncer aujourd’hui l’impérialisme américain alors que l’on réclamait hier le soutien de l’OTAN aux YPG… Actuellement, mis à part un projet d’usine de compost bio, les infos provenant du Rojava sont surtout d’ordre militaire ou policier, et si quelques dizaines de maoïstes européens se battent encore dans les rangs des YPG, ils le font aux côtés de centaines de soldats américains des forces spéciales.
Le PYD a savamment profité du conflit syrien pour réaliser ses propres objectifs: réunir les trois cantons jusque-là séparés par des zones de peuplement arabe (parfois sciemment « arabisées » dans les années 1970) ou turkmène. Cela a permis au parti de devenir le partenaire incontournable des puissances impliquées dans le conflit car son projet s’accorde avec leur volonté d’en finir avec le Califat. Après le soutien de Washington, il a trouvé celui de Moscou où il a d’ailleurs ouvert ses premiers bureaux « diplomatiques » (puis à Prague, Berlin, Paris, etc.). Les YPG, qui comptent selon les estimations entre 5.000 et 50.000 combattants (!), sont devenus les fameuses « troupes au sol » qu’aucun pays ne voulait déployer.
Pour convaincre le PYD de participer à la prise de la capitale de l’EI, les États-Unis ont dû promettre d’aider (militairement et diplomatiquement) à la réunification des trois cantons. Un accord a été conclu en octobre 2015 avec la création d’une nouvelle coalition militaire arabo-kurde, les Forces démocratiques syriennes (FDS), au sein desquelles les YPG représentent 75 à 80 % des combattants. Il est en effet plus seyant de soutenir une telle coalition que le parti frère du PKK classé « terroriste » par la « communauté internationale ». La participation de supplétifs arabes et syriaques est d’ailleurs une nécessité pour s’emparer de zone non-kurdes et surtout de Raqqa, dont les 300.000 habitants ne voient pas forcément d’un bon œil l’arrivée de troupes kurdes. Début 2016, l’opération devient urgente car plus au sud c’est l’AAS qui se rapproche de la ville. Les États-Unis ont donc déployé 500 hommes qui participent aux combats aux côtés des YPG-FDS. Vu le poids économique et symbolique de la ville, il n’est pas indifférent qu’elle tombe aux mains de pro-Russes ou des pro-Américains.
A l’ouest, en février 2016, les YPG participent à l’offensive lancée par l’AAS et le Hezbollah au nord d’Alep contre plusieurs groupes « rebelles » dont Al-Nosrah afin de couper le stratégique corridor d’Azaz. L’opération est menée avec le soutien de l’aviation russe et l’aval des États-Unis (12). Plus au sud, où le prétexte d’unifier les cantons ne peut être invoqué, les YPG aident à plusieurs reprises les troupes d’Assad à parachever l’encerclement des quartiers « rebelles » d’Alep où vivent encore 200.000 habitants.
La collaboration entre les YPG et l’AAS n’est pas surprenante car la relation ambiguë entre l’administration de Damas et celle du Rojava remonte on l’a vu à 2011. Certains membres de l’opposition syrienne extérieure, y compris d’autres organisations kurdes, considérent même tout bonnement le PYD comme un représentant du régime d’Assad. Ce qui caractérise le rapport YPG/AAS depuis le début de la guerre c’est avant tout une coexistence pacifique profitable à leurs agendas respectifs. Mais tout comme l’alliance passée entre Afez el Assad et le PKK, celle entre Bachar el Assad et le PYD reste de circonstance et pourrait être brutalement rompue (d’autant qu’une partie des groupes rebelles sunnites qui ont rallié les FDS sont opposés à Assad). On le voit bien à Hasakeh et Qamishli, deux enclaves loyalistes au cœur du Rojava où checkpoints et combattants des deux camps se côtoient et où, depuis 2011 plusieurs accrochages ont eu lieu (13). Les YPG auraient les moyens de s’en emparer mais la présence du régime sert leurs intérêts, l’aéroport de Qamishli assurant par exemple une liaison aérienne régulière entre le Rojava et le reste de la Syrie, permettant ainsi aux classes moyennes de la région (Kurdes et Arabes) de se rendre à Damas puis en zone loyaliste pour affaires, études, soins médicaux ou autres (14). La conquête de ces deux villes par les YPG n’aura donc lieu qu’à la toute fin du conflit.
On ne sait plus trop aujourd’hui s’il faut encore parler du « Rojava » puisque à l’administration des trois cantons par le le PYD, a succédé en mars une simple « Région du Nord de la Syrie » autonome, aux contours flous et extensibles. Il s’agit d’apaiser les populations arabes ou chrétiennes pour qui l’hégémonie du PYD devient irritante (certaines localités arabes, comme Tell Abyad, ayant mal supporté leur rattachement à l’administration du canton de Kobane) (15). Ce qui se profile c’est la création d’une région (de fait) autonome dans le nord de la Syrie, le long de la frontière turque, politiquement dominée par le PYD mais sous la protection militaire des États-Unis. Ces derniers ont sans doute promis à leur allié turc que cette région ne porterait pas le nom de… « Kurdistan ».
4 / Classes en ruine
Et les prolétaires dans tout ça ? Nous en parlons en fait depuis le début, mais sous la forme de chair à canon. Il est vrai que, si l’on ne se trouve pas déjà engagé de force dans un camp, choisir le métier des armes est dans certaines régions une chance de survie économique. « Tous les métiers disparaissant, il ne restait plus de choix aux jeunes hommes que de s’engager comme combattants » (16). Et une chance de survie « tout court » dans ces guerres où les civils paient un plus lourd tribut que les soldats. « C’est vrai. Dans les guerres, le problème, c’est le civil. Si vous voulez rester vivant, mieux vaut prendre les armes » (Gérard Chaliand).
Une économie en lambeaux -Il faut d’abord se rendre compte que l’économie du pays est ravagée, comme les villes et les zones industrielles et agricoles. Entre mars 2011 et fin 2015 la guerre aurait coûté à l’État syrien près de 250 milliards de dollars (perte de production économique, destruction ou endommagement de capital, dépenses militaires extra-budgétaires) (17). Son PIB s’est contracté de 55 % entre 2010 et 2015. Les revenus des droits de douane et des impôts ont fondu, ceux liés au secteur pétrolier diminuant de 95 %. Le produit intérieur brut agricole a baissé de 60 % et les surfaces cultivables ont été réduites de 6 millions à 3,6 millions d’hectares, provoquant une hausse considérable des prix des produits agricoles pourtant subventionnés. En fait il n’y a plus de marché national, seulement plusieurs régions économiques aux échanges limités.
Avant-guerre, l’UE était le principal partenaire commercial du pays, mais les sanctions économiques qu’elle a infligées à la Syrie ont tout changé. Entre 2012 et 2013, les importations en provenance de Syrie vers l’UE ont chuté de 53 % et les exportations européennes vers la Syrie de 36 %. Globalement, les exportations et les importations ont respectivement diminué de 89 et 60 % entre 2011 et 2014. C’est la Chine qui est devenue le premier fournisseur de biens à la Syrie, suivie par la Turquie et la Fédération de Russie.
La part des salaires dans le revenu des Syriens est en baisse à cause de la fermeture de nombreuses entreprises: dès 2011, si des patrons ont délocalisé leurs usines vers des zones plus sûres (sur la côte) d’autres se sont installés à l’étranger (Égypte, Turquie, Liban). Dans certaines régions tenues par les rebelles, des usines entières ont été démontées, vendues au marché noir puis remontées en Turquie. « Sur les 40 000 usines et ateliers qui fonctionnaient dans la province d’Alep, qui inclut à la fois la ville et ses environs, seules 4.000, soit 10 %, continuent de fonctionner. Environ 28.000 ont été partiellement ou entièrement détruites, alors qu’environ 8.000 autres usines ont été délocalisées en Turquie ou sur le littoral syrien, ou ont simplement arrêté de fonctionner » (18).
Si la plupart des grands complexes industriels tels que raffineries, centrales électriques ou cimenteries semblent intacts, l’économie a perdu entre 2,1 et 2,7 millions d’emplois. Les salaires des fonctionnaires sont aujourd’hui la principale ressource pour les Syriens (y compris dans certaines zones rebelles).
Le taux de chômage était en 2015 de 55 %, celui des jeunes de 78 % (contre respectivement 12 et 30 % en 2011). Aujourd’hui 83,4 % des Syriens vivent sous le seuil de pauvreté (contre 28 % en 2010). Dans ce pays dévasté, la misère n’est compensée que par des petits boulots, l’établissement comme travailleurs indépendants, la débrouille, l’emprunt, la vente d’objets divers, etc. Beaucoup doivent leur survie à l’aide humanitaire, comme dans les quartiers loyalistes et autrefois « bourgeois » d’Alep de près d’un million d’habitants (19).
Dans cette ville, 52 % des logements sont désormais inutilisables (principalement dans les quartiers informels). Une grande majorité de personnes déplacées à l’intérieur de leur propre pays, voire au sein de leur ville, doivent s’installer chez des particuliers en collocation ou chez des proches, occuper des immeubles inachevés ou endommagés ou squatter des appartements vides. A Lattaquié, ville sûre, 82 % des réfugiés sont locataires, souvent en collocation du fait de la hausse des loyers.
En zones « libérées » -En référence à la « Révolution » avortée du printemps 2011, les opposants à Assad sont encore parfois appelés « révolutionnaires ». Certains utilisent le même adjectif pour qualifier le processus d’auto-organisation mis en place dans les zones dites « libérées » ou « semi-libérées », c’est-à-dire non contrôlées par l’AAS, l’EI ou les YPG.
Dans les régions d’où les troupes loyalistes ont dû se retirer, la survie quotidienne est prise en charge à partir de l’été 2012 par la population elle-même. Les nombreux partis politiques de l’opposition syrienne à l’étranger, tout comme les syndicats, étaient inexistants dans le pays et n’ont pu encadrer le mouvement. Spontanément ou à l’initiative des réseaux de solidarité et de résistance constitués au printemps 2011, se forme une multitude d’associations, comités « populaires », « locaux » ou « de quartier », conseils locaux (regroupant des comités) ou municipaux (élus) qui vont assurer le fonctionnement des services publics vitaux ou gérer le ravitaillement. C’est ce que l’on va appeler les « institutions civiles », une auto-organisation qui, avec le temps, se transformera en auto-administration (20). Le fait que des comités aient eu un fonctionnement non hiérarchique basé sur l’entraide explique que certains aient pu y voir une influence libertaire (21). Mais, heureusement, les anarchistes ne sont pas les seuls à s’organiser lorsqu’il s’agit de survivre.
Dans l’attente du retour d’une autorité, les administrateurs rebelles cherchent en fait à accomplir les tâches que l’État, absent de ces zones, ne peut effectuer. Les plus compétents pour remettre en route les services publics étant les anciens fonctionnaires, ils sont évidemment mis à contribution, y compris parfois les policiers. C’est d’autant plus pratique que Damas continue souvent à verser leurs salaires.
« Il faut d’abord faire régner l’ordre et reconstituer, parfois en s’appuyant sur des agents expérimentés naguère en fonction, les services de police. Il faut réorganiser les tribunaux et recommencer à rendre la Justice. Il faut tenir à jour l’état-civil et fournir aux habitants les documents officiels dont ils ont besoin. Il faut permettre aux banques de fonctionner en toute sécurité. Il faut approvisionner les marchés malgré le blocus et les pénuries de carburant. Il faut faire fonctionner les boulangeries. Il faut organiser des centres de soin clandestins pour prévenir leur destruction par l’aviation du régime. Il faut apporter des secours aux familles nécessiteuses et aux parents de détenus. Il faut fournir abri et provisions aux réfugiés jetés sur les routes par la destruction de leurs maisons. Il faut collecter les ordures, entretenir la voirie, réparer les bâtiments indispensables. Il faut relancer les écoles. Etc., etc. » (22)
Les premières institutions remises sur pied sont donc fréquemment la police et la justice (23). La création d’une police doit permettre d’assurer « la sécurité » en ces temps où des hommes en armes sont omniprésents. Réalité ou fantasme, il est significatif que circule la rumeur de la libération par Assad de milliers de prisonniers de droit commun au début du soulèvement. Une police efficace permet aussi d’éloigner hors de la ville les groupes armés encombrants qui, spontanément, veulent jouer ce rôle (24).
En ce qui concerne les tribunaux l’enjeu est aussi politique pour la rébellion qui, combattant une dictature, se doit de rendre la justice justement. Mais comment faire, en particulier lorsque les magistrats ont fui, et sur quel droit s’appuyer ? Ce sont les cheikhs, les avocats et les étudiants en Droit qui sont au début mis à contribution. Si parfois on continue à appliquer le Droit civil syrien, et que d’autres optent pour le code de l’Union arabe (un droit civil et pénal basé sur la charia créé en 1996 par la Ligue arabe) c’est le plus souvent la Charia qui garde sa légitimité auprès de la population, surtout dans les campagnes (25).
Le maintien de l’ordre social existant (propriété privée, argent, salariat, etc.) et le rôle des classes moyennes rendent ce type de structures indispensable d’où, face au chaos, la nécessaire recherche d’une autorité, c’est-à-dire d’un monopole de la violence.
« Libéré » ne signifie pas forcément « démocratique », d’autant que l’organisation d’élections s’avère difficile. Le contrôle de ces institutions est un enjeu de pouvoir. Désignés, nommés ou élus, on retrouve ainsi aux manettes des multiples conseils beaucoup de personnalités issues du mouvement de 2011 (des classes moyennes), mais aussi des notables locaux, des représentants des structures claniques ou de groupes militaires locaux.
Dès l’automne 2012, l’opposition extérieure lance un processus d’intégration et de centralisation des institutions civiles et organise en Turquie des réunions de « grands électeurs ». De nombreux comités choisissent d’y adhérer afin de bénéficier du réseau de redistribution de l’aide humanitaire et financière internationale dont ils ont absolument besoin, les ressources locales étant taries par impossibilité de percevoir taxes et impôts. Cependant, la priorité des financeurs allant toujours aux combattants, ces institutions vont devoir cohabiter avec de multiples groupes armés. Le monopole de la violence est en effet celui qui permet tous les autres.
Militarisation de la révolte -Au printemps 2011, Assad fait rapidement appel à l’armée, qui en tant que corps lui reste fidèle (26), pour mener une violente répression. De modestes groupes armés d’autodéfense se constituent alors afin d’escorter les cortèges de manifestants. Mais avec l’afflux de déserteurs et l’abandon de certains territoires par le régime (notamment les zones rurales les plus pauvres faute de troupes disponibles), des groupes armés autonomes se constituent durant l’été à partir d’initiatives locales. Les combats se généralisent à la fin de l’année car ces groupes, qui se perçoivent comme la préfiguration d’une nouvelle armée nationale, se créent un peu partout. C’est seulement plus tard, à partir de 2012, que l’opposition extérieure tentera de les coordonner en une véritable armée, l’Armée syrienne libre (ASL), mais ce sera un échec.
Ce passage à la lutte armée, qui devient rapidement une militarisation, ne fait pas l’unanimité. La violence ne risque-t-elle pas de discréditer le mouvement ? Dans plusieurs villes, Homs par exemple, ce débat reflète en partie l’opposition entre les habitants des quartiers populaires et ruraux (plus « pratiques ») et les élites urbaines composées d’étudiants et de professions libérales, lesquelles dirigeaient les manifestations pacifistes. La militarisation est vécue par beaucoup d’entre elles comme une dépossession de la révolution (27) (malgré des exceptions, comme l’Université d’Alep qui crée son propre groupe armé).
Si la plupart des combattants sont issus des milieux populaires et ruraux, la composition du commandement est plus complexe car la guerre redistribue en partie les cartes. Les compétences, la bravoure, la capacité de se procurer des armes comptent, donnant une place privilégiée aux officiers déserteurs. Mais si une position de notabilité avant-guerre ne suffit pas à faire un chef militaire, elle s’avère un atout, tout comme la (bonne) appartenance tribale. Autre critère, l’apport financier initial, qui explique le rôle dirigeant d’artisans, de cheikhs ou de trafiquants, car récupérer les armes de l’AAS n’est ni simple ni suffisant, et créer et entretenir une unité, même à effectif réduit, nécessite d’importantes ressources. Une balle de 7,62 (pour AK47) pouvait au début du conflit coûter jusqu’à deux dollars. D’où des anecdotes surprenantes, celle par exemple du commerçant qui vend l’ensemble de ses biens pour équiper et salarier une unité de 30 hommes durant trois mois… (28) Période durant laquelle il s’agira de trouver des sponsors en publiant sur Youtube ses exploits.
Et c’est bien parce que l’opposition extérieure s’est montrée incapable de financer ces groupes, en particulier de verser des soldes, qu’aucune coordination n’a été possible et que les hommes en armes ont dû trouver par eux-mêmes l’argent nécessaire, sur le terrain ou à l’étranger. D’où rapidement la compétition et les rivalités, avant même les affrontements.
Et si un groupe prend de l’ampleur, son budget fait de même. Prédation, contrôle et taxation des flux, etc., sont le fruit d’une « logique d’accumulation de la puissance militaire », d’une recherche de monopole, car tant qu’un groupe ne l’a pas obtenu le chaos règne dans le secteur et l’économie en pâtit. Dans les zones pétrolifères, les revenus des entrepreneurs locaux leur permettent d’entretenir assez de combattants pour repousser la plupart des intrus et protéger leurs installations (29).
On comprend l’avantage que prendront les groupes disposant de ressources et soutiens extérieurs car une telle militarisation aurait été impossible sans aides étrangères, celle notamment des monarchies du Golfe et, dans une moindre mesure, des pays occidentaux (la France, malgré l’embargo imposé par l’UE, livre des armes à certains groupes dès 2012). Si l’opposition extérieure a été au début réticente, une partie de la bourgeoisie syrienne, comptant sur un soutien international, voire une intervention militaire contre Assad, a fait fonctionner réseaux et contacts et poussé à la militarisation
Les groupes armés un tant soit peu pérennes, car disposant de leur autonomie financière, vont renâcler à se soumettre aux autorités civiles, d’autant plus s’ils viennent de zones rurales et sont mal accueillis par les citadins (30). Ils ont au contraire tendance à se poser en gestionnaires en se dotant d’une branche politique. D’où, là aussi, le poids grandissant de ceux bénéficiant d’un soutien extérieur, celui par exemple des Frères Musulmans, et dont les capacités de gestion du quotidien sont supérieures à celles de leurs rivaux. De plus, leur aisance financière fait qu’ils sont moins tentés de pratiquer racket, pillage et rançonnage, et sont donc mieux perçus par la population (c’est le cas d’Al Nosra ou de l’EI).
On ne passe évidemment pas de groupes autonomes de déserteurs constitués spontanément à un chaos généralisé où des centaines de milices, fréquemment islamistes et subventionnées par l’étranger, s’affrontent en des coalitions mouvantes et temporaires aussi rapidement que nous le résumons ici. Mais, dès l’automne 2012, s’amorce une compétition entre les groupes se revendiquant plus ou moins de l’ASL et ceux qui annoncent vouloir instaurer une administration islamique en Syrie ; excepté dans le sud ce sont ces derniers qui dominent. La situation empire à partir du printemps 2013 du fait de l’intervention d’acteurs extérieurs.
Sens dessus dessous ? -Bourgeois et prolétaires ne sont pas égaux devant la mort, ni devant la guerre mais, dans les deux cas, une dose d’incertitude est toujours au rendez-vous. Combats et bombardements concernent avant tout les quartiers prolétaires des villes syriennes, notamment ces quartiers périphériques dits « informels » où les victimes de la crise et de l’exode rural s’entassaient avant-guerre et qui ont été des foyers de révolte en 2011. Les centres-villes et les quartiers bourgeois étant eux généralement du côté loyaliste, ils ont au moins échappé aux plus violents bombardements.
Ici certains ont plus que leur vie à y perdre. Les membres des classes moyennes propriétaires de biens immobiliers par exemple ou bien les artisans et commerçants, peuvent se trouver déclassés en un instant à cause de la maladresse d’un pilote de Soukhoï. La dévaluation de la livre syrienne n’a ruiné que les petits épargnants, non les bourgeois titulaires de comptes à l’étranger.
Si certaines familles perdent leurs avoirs, des profiteurs de guerre prospèrent, trafiquent et investissent. Un chef de guerre devient aisément chef d’entreprise. Les hiérarchies se remodèlent, très partiellement.
C’est surtout une minorité des classes moyennes syriennes impliquées dans les protestations de 2011 qui tire profit des nouvelles institutions et se retrouve aux postes de responsabilité. Grâce à leur niveau scolaire et à leurs compétences techniques, de nouveaux cadres émergent, plus expérimentés, plus âgés que ceux qui animaient le mouvement en 2011 (à Idlib il faut par exemple disposer d’un diplôme universitaire pour être élu) (31). Le rôle des membres des classes moyennes est central du fait de l’absence des anciennes élites qui ont rapidement fui à l’étranger ou vivent dans les secteurs loyalistes. D‘anciennes familles dominantes, marginalisées par le régime baasiste, font par contre leur retour sur le devant de la scène politique. « Dans ce contexte d’isolement croissant des individus, une minorité voit son capital social s’accroître du fait de son appartenance aux réseaux protestataires […] Il reste que le capital antérieur des acteurs détermine assez largement la distribution des positions de pouvoir au sein des nouvelles institutions. Tandis que les ruraux et les classes populaires jouent un rôle dominant dans les institutions militaires, les classes moyennes s’imposent dans l’administration civile renaissante et les élites dans les institutions de représentation à l’extérieur de la Syrie » (32).
L’accord de cessation des hostilités entré en vigueur en février, redonne dans ces zones un peu de place aux civils. Médias bourgeois et militants ont vite annoncé la reprise dans plusieurs villes des manifestations anti-Assad du vendredi. Comme si, après 5 ans d’interruption, la « révolution » syrienne pouvait tranquillement reprendre son cours. On est en fait bien loin des foules qui emplissaient les avenues en 2011, les rassemblements ont été particulièrement modestes, par exemple 200 manifestants à Alep (sur 200.000 habitants des quartiers rebelles) et ne se sont pas répétés. Il est vrai que dans certaines villes ils ont entraîné des tensions, voire des affrontements, avec les groupes armés locaux comme Al Nosra. Rien d’étonnant si l’on repense à l’opposition entre urbains et ruraux, les groupes islamistes armés représentant la « culture conservatrice de la partie rurale » (33).
Alors qu’en 2011 les femmes occupaient généralement une place spécifique dans les cortèges (au centre où à l’arrière), elles sont complètement absentes des récentes manifestations (34). Si au départ, pour certaines femmes, l’implication dans la « révolution » a pu être un moyen de s’affranchir des normes sociales (pour d’autres cela a été le veuvage), l’arrivée tardive des religieux au travers de l’administration judiciaire, et leur poids politique y ont mis un frein.
Le soulèvement prolétarien de 2011 a été rejoint et pris en main par les classes moyennes. La guerre leur avait coupé toute perspective mais, aujourd’hui, tout pour elles paraît redevenir possible. Les prolétaires, eux, étaient fort mal placés pour tirer profit de ces années de guerre civile. Ils risquent de l’être tout autant si la paix revient.