Le Monde d'Antigone

Ni rouge, ni noir, ni vert. L'autonomie rejette partis,
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Lettre à mes étudiants indiens sur les effets linguistiques

Publié le 02/03/2014 à 10:27 par monde-antigone


Je resitue l'affaire dite des "marsoins".
Le 15 février 2012, au large des côtes du Kerala (un Etat du sud-ouest de l'Inde), deux fusiliers-marins (ou "marsoins") italiens qui assuraient la sécurité à bord du pétrolier Enrica Lexie ont ouvert le feu sur un chalutier de pêche qu'ils avaient confondu avec une embarcation de pirates. Deux pêcheurs indiens avaient été tués. Les deux marsoins avaient été autorisés à venir participer aux élections italiennes de février 2013, mais n'étaient pas retournés en Inde pour y être jugés comme prévu. Après un imbroglio diplomatique et la démission d'un ministre, ils ont finalement été renvoyés en Inde après que le gouvernement (Monti à l'époque) ait reçu l'assurance qu'ils n'encouraient pas la peine de mort.
L'hisoire a fait grand bruit dans les milieux politiques en Italie (Berlusconi avait déclaré: "Un grand pays ne peut pas abandonner ses hommes") et en Inde où il a été question d'"honneur", de comportement colonialiste et de "fierté nationale". Je précise que Sonia Gandhi, chef du Parti du Congrès au pouvoir et veuve de Rajiv Gandhi, est d'origine italienne.

L'affaire a été commentée dans des classes d'italien en Inde.


Lettre à mes étudiants indiens sur les effets linguistiques des coups de feu tirés du pont d'un pétrolier italien
par Alberto Prunetti
traduit par Fausto Giudice
Carmilla, rapporté par Tlaxcala - 26 fev 2014
http://www.tlaxcala-int.org/article.asp?reference=11532
Article original: http://www.carmillaonline.com/2014/02/25/lettera-ai-miei-studenti-indiani-sugli-effetti-linguistici-dei-colpi-darma-fuoco-partiti-dal-ponte-petroliera-italiana/


Chères filles, chers garçons, pendant plusieurs mois, j'ai été votre professeur d'italien entre Mumbai et Bangalore. La plupart d'entre vous venaient du Kerala. Les parents de certains d'entre vous étaient des pêcheurs. Je me souviens des sacrifices des membres de votre famille, qui espéraient vous donner un avenir avec un diplôme d'infirmiers et un cours d'italien. Je me souviens que l'Italie et l'Europe représentaient à vos yeux la possibilité d'une percée dans votre profession et dans votre vie.

Je me souviens aussi que, comme tous les élèves, l'usage des prépositions italiennes vous mettait en difficulté. Pour vous présenter, vous disiez: "Je suis né à Kerala ". J'expliquais alors que la règle grammaticale veut que l'on dise "en + nom de l'État" "et" à + nom de la ville". C'est pourquoi on dit: "Je suis né en Italie" et "Je suis né à Rome". Vu que le Kerala est un État (l'Inde est une confédération d'États, comme les États-Unis, pour nous comprendre), il faut dire: "Je suis né dans le Kerala , à Trivandrum", comme on dit "Je suis né dans le Colorado, à Boulder".

Vous comprendrez ma surprise et ma tristesse, après l'assassinat des deux pêcheurs Valentine Jalestine et Ajeesh Binki, frappés par des balles tirées du pétrolier Enrica Lexie (c'est un fait: les institutions italiennes ont déjà versé une indemnité aux familles des victimes dans un accord à l'amiable dont on parle peu en Italie). Après cet incident tragique, les Italiens ont soudain découvert l'existence de votre mer et ont commencé à dire: "Notre ambassadeur" ou "l'envoyé du gouvernement" ... "est allé à Kerala". Ils l'ont tous fait, de celui qui était alors à la tête du gouvernement aux directeurs des plus prestigieux journaux télévisés.

Ils se sont trompés, démontrant leur ignorance d'au moins une de ces réalités:
- l'Inde;
- la grammaire italienne;
Probablement les deux, je pense.

Mais vous, en entendant ces commentateurs importants, vous pourriez penser que c'est moi qui dois m'être trompé. Que je n'étais pas un bon enseignant. Parce que moi, je vous dis une chose, et ceux qui comptent me contredisent. Et puis au fond je ne suis qu'un enseignant d'italien – et même, un ex-enseignant - et j'ai probablement moins d'autorité à vos yeux qu'un directeur de JT ou qu'un chef de gouvernement.

Mais la réalité, chers étudiants, c'est que la raison appartient à celui qui prend un fusil ou qui utilise les mots comme s'ils étaient des armes. Parce qu'il peut raconter les choses comme cela lui convient le mieux. Comme ces événements de l'actualité qualifiés d'héroïques quand ils sont au mieux une erreur tragique. Comme les prépositions utilisées au hasard. Mais je vais quand même vous donner quelques conseils linguistiques.

Sur les adjectifs et pronoms possessifs: méfiez-vous de ceux qui abusent de l'utilisation du possessif. "Notre langue", "notre religion", "Nos marsouins", "notre patrie". Ils servent à alimenter un imaginaire partagé, derrière des constructions identitaires, pour cacher des divisions plus importantes. Cette rhétorique du partage est de plus en plus répandue, en italien. Comme d'ailleurs chez vous. Mais attention à la rhétorique. Regardez ce qu'il y a derrière. On parle d'"hommes de la mer" avec un terme parapluie qui a une dénotation trop large. Même en mer, il n'y a pas que des "hommes de la mer". À un jet de pierre les uns des autres, sur votre mer pleine de poissons et de filets chinois, se sont retrouvés cote à cote des pêcheurs désarmés et des soldats armés sous contrat, qui revendiquent le droit de tirer pour défendre le pétrole et les produits occidentaux. Ce maudit pétrole que l'on paie en dollars et en vies humaines. Ces "hommes de la mer" si différents, en fait, se sont retrouvés un moment unis par une seule chose: la trajectoire d'un projectile. On ne peut pas utiliser le même terme, « hommes de la mer », pour ceux qui défendaient des produits occidentaux sur les routes coloniales, gagnant en un jour ce que vos parents gagnent en un an, et ceux qui sont morts pour apporter le pain et le poisson sur la table de leurs enfants. Ne vous laissez pas berner par la rhétorique des « hommes de la mer ». Vous connaissez l'œuvre de Jack London et vous savez qu'un mousse n'est pas un capitaine.

Un autre mot controversé qu'en classe, nous n'avons jamais utilisé est: « terroriste ». Vous en comprenez le sens, mais pas le champ de dénotation. Je suis plus dans la confusion que vous. À juste titre, les autorités italiennes se battent pour que l'accusation de terrorisme ne s'abatte pas sur les deux marsouins. Je comprends votre étonnement devant le fait que, dans le Val di Susa quatre jeunes anti-TGV aient été accusés par un procureur italien du même crime. Eux aussi sont considérés comme des terroristes, et pourtant ils n'ont pas tué des pêcheurs, mais il semble qu'ils soient accusés d'avoir endommagé un compresseur. En bref, il me semble que nous devons clarifier les domaines de la dénotation et la profondeur sémantique des termes appartenant au lexique italien, pour ne pas donner l'impression qu'un compresseur vaut plus que la vie de deux pêcheurs indiens.

J'aurais tant de choses à vous dire, mais j'en aurais tant d'autres à dire à mes compatriotes qui se font bombarder par des mots sans idées dans les journaux télévisés. Des mots qui vous font gonfler la poitrine, mais vous vident la tête. Information ou propagande ? Communication ou bruit martelant qui chatouille les émotions les plus viscérales des Italiens ? Des expressions grammaticalement correctes mais qui renvoient à des références absurdes. L'expression "Pirates dans le Kerala", par exemple, grammaticalement bien formée, a la même valeur que les "idées vertes incolores dormant furieusement" (...). Parce qu'au Kerala les pirates n'apparaissent que sur les écrans de vos magnifiques cinémas. Mais ici nous entrons dans le domaine de la logique et votre professeur préfère ne pas trop s'aventurer dans la mer des idées claires et distinctes. Je ne voudrais pas qu'on me prenne moi aussi pour un pirate.

À propos: j'ai parlé plus haut des effets linguistiques de ces tirs, mais personne ne veut parler de leurs effets pratiques. Jalestine et Binki sont morts, après ces coups de feu. Combien d'Italiens se souviennent de leurs noms ? Si jamais je reviens vous donner des cours, je vous proposerai une unité d'enseignement avec deux chansons dédiées aux pêcheurs, l'une de Fabrizio De André et l'autre de Pierangelo Bertoli (je sais que vous vous ennuyez avec la musique italienne, mais qu'y puis-je ?). Elles méritent d'être didactisées, principalement parce qu'elles se prêtent à illustrer l'impératif et le futur, parce que chaque fois que je les écoute, une banalité me vient à l'esprit: un soldat peut devenir un héros, mais un pêcheur qui ne retourne pas à la maison, on l'oublie.

Un dernier point. La question de la condamnation. Qui est aussi une question de langue, aussi bien l'inculpation que la sentence sont un acte linguistique avec des conséquences pratiques. On parle ici tellement de condamnations et de peines. Je pense que la prison, comme autrefois la baguette des professeurs, ne sert à rien et je crois aussi que la vie humaine ne s'ôte pas, ni par la corde ni par le fusil. Mais j'imagine que quelque part dans les milliers de pages d'épopées et de légendes et dans les films et dans les chants des pêcheurs du Kerala que vous avez essayé en vain de m'enseigner – quel mauvais élève en malayalam j'ai été ! - il doit y avoir une solution aussi pour cette affaire de marsouins, pour bien en sortir, au-delà de la tempête soulevée par les médias et la rhétorique nationaliste, qui rend tout plus dégradant et incompréhensible. Si j'étais à la place de ceux qui ont tiré depuis le pont du pétrolier Enrika Lexie, je demanderais à être condamné à construire des orphelinats au Kerala. Et je voudrais qu'au lieu d'acheter des bombardiers F35 coûteux, le ministère italien de la Défense utilise une partie de cet argent pour construire des écoles dans le Kerala (pas "à Kerala", chers ministres). Et qu'au lieu d'envoyer des soldats et des diplomates, l'Italie accueille des infirmièr-e-s du Kerala dans ses hôpitaux et les paye correctement. Et que les deux pays mettent en route des programmes d'échange d'étudiants et de bourses d'études, payées par le ministère italien de la Défense, vu que dans le pays de Marco Polo, même les commentateurs de télévision pensent que l'Inde est une terre de fakirs (et je pense que dans le Kerala, vous n'avez jamais vu un fakir, non ?). Et que les fusiliers qui ont tiré sur les pêcheurs fassent les maçons le matin et l'après-midi, enseignent l'italien dans une école du Kerala, et peut-être qu'à ce moment-là, en hommage à "nos enseignants", le ministère daignera reconnaître le statut professionnel des enseignants d'italien LS/L2 (Langue seconde/Langue étrangère).

Puis la peine continuera le soir: après avoir mangé un thali de riz sur des feuilles de bananier – il  n'y a rien de plus sain et savoureux -, les nouveaux enseignants deviendraient élèves pour apprendre votre langue, le malayalam. Libres de se déplacer dans le Kerala et de recevoir des visites, ils devraient vivre comme les pêcheurs et en apprendre davantage sur l'utilisation des filets chinois, qui se dressent majestueux à Kochi. Si cela vous semble une peine légère de se mettre dans la peau d'un maçon ou d'un enseignant, pensez qu'un soldat italien sous contrat pour un armateur privé sur vos mers gagne 467 € par jour, un enseignant d'italien à l'étranger sur un projet ne relevant pas du ministère, sous la même latitude, est payé environ 40 € par jour, tandis qu'un pêcheur ou un maçon indien vit en-dessous du seuil de pauvreté de votre propre pays, suant pour quelques roupies de l'aube au crépuscule.

En outre, la peine devrait être linguistique, à savoir conditionnée à l'écriture d'une chanson en malayalam qui parle des fruits du manguier et du sourire  des filles d'Allepey. Une de ces chansons sur lesquelles vous m'avez forcé à danser avec peu d'habileté. Alors, un jour, quand ils auront appris assez de malayalam pour être capables d'écrire une chanson avec des paroles de la langue de Jalestine et Binki, cette dette auprès de la terre de l'eau et du riz sera éteinte et ceux qui ont tiré sur les pêcheurs sur les eaux du Malabar seraient libre de retourner dans le pays où ils sont nés. Ou de rester, au cas où ils seraient heureux de cette nouvelle vie. À condition de ne jamais chanter cette chanson à San Remo.

Ces mots vous paraîtront sans doute naïfs et sonneront peu patriotiques aux oreilles de mes compatriotes. Mais je ne suis ni un fusilier ni un diplomate, je n'aime ni les armes ni les prisons et je lis trop de livres. Je dis seulement que comme enseignant, l'affaire Jalestine et Binki, qu'ici - énième erreur linguistique – on appelle "l'affaire des marsouins" , je l'aurais déjà réglée comme ça, depuis longtemps. Peut-être les choses vont-elles se passer autrement. Dans tous les cas, recevez une accolade de votre professeur d'italien, votre élève de tant de journées indiennes, qui, par ces lignes, s'ôte un chat de la gorge (c'est une métaphore, ne le prenez pas littéralement) et vous rappelle pour la énième fois fois que vous n'avez pas à vous lever quand le prof entre dans la classe.